Le Bien et son ombre
Le Bien et son ombre
Une lecture philosophique de l’intercession d’Abraham
pour les victimes de Sodome (Gn 18)
Je vous invite à me suivre pour une lecture philosophique de l'intercession d'Abraham pour la ville de Sodome, dans Genèse 18. Mais avant de nous pencher sur l'intercession d'Abraham proprement dite, mettons-nous d'accord sur ce qu'est une lecture philosophique de l'Écriture. Pour répondre à cette question, nous nous inspirons surtout de la philosophie talmudique d'Emmanuel Levinas[1], ainsi que de la vision de Paul Ricoeur[2] sur l'herméneutique biblique[3].
1.
Une lecture philosophique de la Bible
On
raconte que le docteur talmudique Raba, enfoncé dans l’étude, se tenait les
doigts sous les pieds si forts que le sang en jaillit. Dans son commentaire,
voici l'interprétation que Levinas donne de cet élément: “Le spectacle n’est
pas assez édifiant: on se serait attendu à voir Raba méditer en rêvant, se
caresser la barbe ou se frotter les mains. Le geste de Raba est bizarre :
il frotte son pied si fort que le sang en
jaillit: à force de s’oublier dans l’étude” (QLT 101). Pour Levinas, “frotter
pour que le sang en jaillisse” fait référence à “la manière dont il faut
‘frotter’ le texte pour arriver à la vie qu’il dissimule. A-t-on jamais vu
lecture qui soit autre chose que cet effort exercé sur un texte?” (QLT 101).
Cela veut dire qu'il est impossible de lire
l'Écriture sans l'interpréter et l'expliquer, et que cette herméneutique
découle du texte lui-même. De plus, le texte ne pourra révéler sa signification
– ou plutôt ses multiples significations – que grâce au travail assidu de la
part de la personne qui se consacre à l'étude du texte. Ce besoin d'interaction
repose sur la conviction que la Bible elle-même n'est autre qu'interprétation
dès son origine, donc une façon de comprendre et d'exprimer un sens – ce qui
dès le début rend impossible une approche fondamentaliste et fétichiste de la
Bible! C'est justement ce sens qui invite à livrer des explications, des
interprétations plus poussées et à un effort de communication ultérieure. “Tout
verset a un au-delà, car sa
littéralité – cernée par la grammaire et la lexicographie – est déjà pleine des
énigmes d’un langage qui ne cesse, en sa dignité même d’adresse au lecteur, de
contenir plus qu’il ne contient et donc de solliciter interprétation.… Surplus
énigmatique pour le lecteur, d’où exégèse implicite – et appel à l’exégèse –
déjà dans la lecture. C’est une voie de lecture et d’interprétation infinie”
(EQLR 191-192).
Il
est donc loin d'être surprenant qu'au cours des années et des siècles, au fur
et à mesure que se multipliaient les tentatives d'interprétation, plusieurs
formes et méthodes interprétatives aient vu le jour. Pour n’en citer que
quelques-unes: la lecture allégorique de la Patristique, la lecture
historico-critique ou diachronique d'un côté, la synchronique de l'autre; les
lectures structuraliste, psychanalytique, idéologico-critique; les lectures
critico-littéraires, c’est-à-dire sémantique, linguistique, rhétorique,
‘reader-response’ et narrative; et, last
but not least, différentes lectures de type théologie de la libération, à
savoir socio-économico-culturelles, féministes, homo-émancipatrices. Sans vouloir attaquer ou mettre en question l'intérêt
et la valeur de ces nombreuses approches, notre choix personnel se porte sur
une lecture philosophique de l'Écriture, entre autres parce qu'une telle
approche est une forme actuelle de 'fides quaerens intellectum' (la foi en quête d’intelligence). En
outre, une lecture philosophique ouvre la voie au dialogue avec toute 'personne
de bonne volonté' dans un cadre non- ou post-confessionnel. Autrement dit, une
lecture philosophique de l'Écriture ouvre l'horizon sur un véritable 'dialogue
catholique', où l'adjectif 'catholique' a son sens littéral de 'kath'holon':
'pour tout un chacun, avec tout un chacun'.
Mais
qu’est-ce qu'une lecture philosophique de l’Écriture? En effet, une grave
difficulté surgit immédiatement. Ricœur et d’autres signalent à juste titre
comment la Bible donne elle-même lieu à une approche non réflexive, non
philosophique. En effet, la Bible ne se présente pas directement comme une
manière de penser, telle que nous l’avons apprise surtout de la Grèce, et
développée dans le monde académique, professionnel et philosophique. Dans la
Bible nous trouvons surtout des histoires, de nature historique ou mythique
sans plus, ou des paraboles, et aussi des lois, des maximes, des appels
prophétiques, des hymnes et des psaumes. Plus important encore est que ces
genres linguistiques non philosophiques renvoient à des expériences historiques
bien définies de libération telle que le récit de l’Exode, histoire par excellence
de la libération de l’Égypte et du voyage vers la terre promise. Il en ressort
que la Bible n’est pas en premier lieu une ‘tradition didactique’ mais une
‘tradition narrative’. La Bible est un corpus disparate de textes de divers
genres et formes littéraires, qui en outre sont tout sauf rédigés dans un style
argumentatif. Celui qui aborde la Bible à partir d’un intérêt philosophique se
retrouve plongé dans un paysage étrange, et se sent involontairement dépaysé et
mal à l’aise. Le théologien qui veut aborder l’Écriture en pensant vit la même
‘aliénation’. De nombreux textes de la Bible font preuve de plus d’affinité
avec la poésie comme équivalent profane, ou avec la tragédie grecque, qu’avec
le style prosaïque objectif, argumentatif et réservé de la philosophie et la
théologie spéculative.
Nous
choisissons néanmoins obstinément une approche réflexive, philosophique de
l’Écriture, parce que notre position est que la Bible, en dépit de ses formes
non-discursives, qui d’une manière ou d’une autre raconte l’histoire
d’événements et d'expériences fondatrices, est elle-même déjà une forme de
pensée – ce qui se rattache à notre position ci-dessus que le texte biblique
lui-même est déjà une interprétation, avant même qu'on ne l’aborde comme objet
d’interprétation. Nous sommes convaincu qu’il y a une pensée en dehors de la
pensée strictement philosophique (selon Athènes, Kant, Hegel), et que cette
pensée peut être trouvée dans l’Écriture sainte. Tout comme dans des religions
non-bibliques, il y a également des textes qui – malgré, ou plutôt à travers
leurs modalités et expressions distinctes – contiennent des pensées pleines de
sens et de signification pour l’existence humaine. Une approche philosophique
ou réflexive de l’Écriture ne peut donc pas seulement, ou même pas en premier
lieu venir du dehors, comme si cette pensée projetait ses idées dans
l’Écriture, qui serait elle-même ‘sans pensées’. Au contraire, une approche
réflexive de l’Écriture suppose que la Bible elle-même – de l’intérieur – donne
à penser (ES 354-356).
Naturellement
la question est de savoir comment nous devons comprendre ceci. Une relation
réflexive avec l’Écriture part du principe que les textes de l’Écriture
contiennent explicitement ou pour le moins implicitement, certaines idées
anthropologiques, éthiques et métaphysiques, et qu’elles y sont présentes d’une
manière telle qu’elles peuvent être ramenées à la surface et devenir ainsi
accessibles à toute personne pensante. Aborder la Bible comme pensée signifie
donc la reconduire au niveau de l’explication, de l'interprétation et de la
discussion, précisément afin de nous ouvrir aujourd’hui la signification
intrinsèque et la valeur de vérité des textes eux-mêmes. Cette approche repose
sur la conviction qui tente de se réaliser ‘in actu exercitu’ – dans
l'acte de se faire – à savoir que la Bible nous donne à penser sur l’homme, le
monde, l’histoire, Dieu, le bien et le mal, le futur et le sens de la vie de
telle façon que cette réflexion peut nous ouvrir des orientations et
perspectives pour une existence sensée et une civilisation digne. Alors nous
pouvons sauver les textes de l’Écriture de leur état malheureux de livre,
c’est-à-dire de ‘chose’ sans vie afin d’en faire sortir à nouveau la voix forte
et vivante d’un message ‘fondateur et sensé’. De cette manière la réflexion
propre, qui est déjà traduite par les textes de l’Écriture eux-mêmes, peut
devenir vivante pour les personnes qui entrent en dialogue avec cette pensée,
et qui donc inventent et ‘repensent’ eux-mêmes la pensée biblique.
“Il y a
deux manières de lire un verset. Il y a celle qui consiste à faire appel à la
tradition, en lui prêtant la valeur de prémisse dans ses conclusions, sans se
méfier et sans même se rendre compte des présupposés de cette tradition et sans
même transposer ses façons de s’exprimer avec tous le particularismes qui
peuvent se produire dans ce langage. Et il y a la deuxième lecture qui
consiste, non pas du tout à contester d’emblée, du point de vue philosophique,
mais à traduire et à accepter les suggestions d’une pensée qui, traduite, peut
se justifier par ce qui se manifeste. (…) Le fidèle peut chercher derrière
l’intelligibilité adoptée une intelligibilité objectivement communicable. Une
vérité philosophique ne peut pas se baser sur l’autorité du verset. Il faut que
le verset soit phénoménologiquement justifié. Mais le verset peut permettre la
recherche d’une raison” (EFP 110-111).
Une telle lecture philosophique nous met
également au défi de ne pas réduire les textes bibliques à des ‘fossiles
archéologiques’ d’un passé lointain, plus-que-parfait, c’est-à-dire à des ‘speciosa’
juste bonnes pour les caves d’une archive ou d’un musée, où les objets
précieux, importants de cultures disparues sont gardés scrupuleusement comme
‘objets’ intéressants d’études historiques ou comme joyaux ‘exposés’ lors de
certains moments commémoratifs. Évidemment, on ne peut pas contester
l’importance de l’approche factuelle-empirique et philologico-historique, mais
il ne faut jamais lui attribuer une valeur totale et finale. Levinas appelle
cette réduction une ’idolâtrie’ qui méprise la Torah: “L’idolâtrie reviendrait
à réduire les sources [bibliques] aux histoires et anecdotes vécues par les
individus du passé, au lieu d’y sortir la prophétie des personnes et le génie
du peuple et d’y entendre la naissance du message pour tous, et la voix de Dieu
dans sa droiture extrême à travers l’apparence des voies tortueuses qu’elle
suit” (HN 77).
Si nous étudions le texte biblique seulement
de manière empirique et historique, il reste chose passée et morte, à laquelle
on offre, comme le dit ironiquement le penseur juif Léopold Zunz, de belles
funérailles. Donc, sans vouloir minimiser l’importance des acquis de la
recherche dite ‘scientifique’, historico-philologique et ‘redaktionsgeschichtlich’,
en vue d'une mise en situation et d'une traduction correctes des textes
bibliques, nous devons quand même aspirer à une approche trans-(pas
anti-)historique et trans-(pas anti-)philologique de l’Écriture. Les textes
bibliques réclament en d’autres mots le travail réflexif de penseurs, afin que
les pensées et valeurs qui y sont contenues, puissent être décodées et
exposées. Pour que l’Écriture puisse nourrir l’âme, elle doit d’abord nourrir
le cerveau. Dans les textes de l’Écriture, il ne faut pas tant chercher des
‘curiosités’ que des ‘enseignements’, à savoir des idées de base capables
d'orienter à propos du monde, de l’homme, de la société, de l’histoire et du
sens de la vie, le tout ancré dans la relation avec Dieu qui oriente aussi les
idées de base et le sens de la vie. Ainsi, la Bible devient une ‘modalité de
notre être’, en d’autres mots une parole ‘fondatrice’, une parole qui par sa
vérité et son sens intérieur fonde réellement notre existence, lui donne de
l’espace et de la profondeur, l’inspire et l’oriente (EI 16-18).
Lorsque le texte de la Bible est pris comme
point de départ pour une réflexion et un approfondissement philosophique, on ne
débouche pas sans plus sur telle ou telle vision, mais bien sur une pensée
spécifique avec sa propre originalité. Il s’agit littéralement d’une pensée
particulière, qui offre une vision tout à fait propre sur l’existence humaine
dans toutes ses facettes et relations. Les textes bibliques contiennent en
d’autres mots des idées absolument originales et irréductibles, qui par une
transformation philosophique peuvent devenir accessibles de manière générale à
l’esprit humain. Ainsi elles peuvent proposer leur apport spécifique à la
tradition philosophique qui a ses racines en Grèce, un apport basé non pas sur
leur appartenance à la tradition biblique mais bien sur leur caractère
concevable et communicable. Pour l’exprimer paradoxalement : “Ce n’est pas
vrai parce que c’est écrit dans la Bible, c’est écrit dans la Bible parce que
c’est vrai – si c’est vrai.” L’addition ‘si c’est vrai’ signifie que les idées
extraites des textes doivent être questionnées sur leur vérité et sur leur
sens, et pas seulement sur leur ‘genèse’ ou l'histoire de leur naissance,
c’est-à-dire sur la source d'où elles proviennent réellement. Ce qui est écrit
dans la Bible n’est jamais automatiquement vrai parce que c’est présent dans la
Bible comme livre saint. Vu que les textes de l’Écriture sont eux-mêmes déjà
interprétation, et non pas seulement révélation dont Dieu serait comme une
sorte ‘d’archi-auteur’ et qui échapperait donc à toute interprétation et
explication humaine, chaque interprétation doit être examinée de façon
critique. Tel quel, le texte comme interprétation n’est jamais une garantie de
vérité, mais comme interprétation il donne précisément à penser de manière
critique. C’est pourquoi nous pouvons franchement approfondir réflexivement des
textes bibliques, et les confronter de manière critique avec d’autres idées de
la Bible ou d’autres traditions et écritures philosophiques et religieuses.
Pour conclure ce premier volet de notre exposé, retournons à Raba qui a indiqué à Levinas et à nous-mêmes le chemin “d’une lecture capable de relier le verset biblique à ce qui, en lui, se donne à penser” (EQLR 173): éclats de sens anthropologique, éthique, métaphysique, spirituel... Une lecture philosophique de la Bible ne peut que consister “en cette violence faite aux mots pour leur arracher le secret que le temps et les conventions recouvrent de leurs sédimentations dès que ces mots s’exposent à l’air libre de l’histoire. Il faut en frottant enlever cette couche qui les altère. Raba se frottant le pied donnait une expression plastique au travail intellectuel auquel il se livrait” (QLT 101). Levinas n'hésite d'ailleurs pas à qualifier cette approche qui exige un travail d'étude intellectuelle ardu de “liturgie de l’étude” (HN 71) qui permet de faire naître une relation avec Dieu qui soit “au moins aussi intime que la prière” (AV 109).
2. Une lecture philosophique de l’intercession d’Abraham
Nous terminons ici notre brève réflexion de ce qui nous entendons par une lecture philosophique de l’Écriture.[4] A présent, nous voulons animer cette méthode à l’aide d’une lecture philosophique du récit bien connu de l’intercession d’Abraham pour Sodome dans la Genèse (18,16-33). Notre point de départ est la lecture talmudique, prononcée par Levinas à notre invitation le mercredi 10 décembre 1986 à l’Université catholique de Leuven (Aula Magna) en présence de plus de 1.000 personnes: ‘Sur l’humilité’.[5]
Gn 18,16 S’étant levés, les hommes partirent de là et arrivèrent en vue de Sodome. Abraham marchait avec eux pour les reconduire
2.1. Sodome et Gomorrhe: symboles du mal
Le récit commence lorsqu’Abraham prend congé
des trois inconnus (étrangers) qu’il
avait accueillis à l’entrée de sa tente lors de son voyage à travers le désert
– un accueil lui révélant Dieu: hospitalité comme à-Dieu (Gn 18,1-15). Lorsque
les trois hôtes s’en vont, “Abraham marchait avec eux pour les reconduire” (Gn
18,16b). Cela aussi est une preuve d’hospitalité. A un moment donné, ils voient
la ville de Sodome (Gn18,16a) (voir aussi Gn 18,22).
Dans
le Premier Testament, la ville de Sodome est l’incarnation du mal, comme nous
pouvons lire dans Genèse 13,3 : “Les gens de Sodome étaient de grands
scélérats et pécheurs contre Jahvé”. Nous connaissons aussi l’affreux récit
dans Genèse 19, où les gens de Sodome exigent des rapports sexuels avec deux
étrangers – deux anges – qui rendent visite à Lot et n’hésitent pas à user de
la violence, en portant ainsi une atteinte effroyable à la loi de
l’hospitalité. (Lot va même jusqu’à leur offrir ses propres filles pour
protéger ses hôtes contre les habitants de Sodome qui désirent les violer et
les battre: Gn 19, 8).
Sodome est souvent nommée d’un trait
avec une autre ville: Gomorrhe (voir dans notre récit, Gn 18, 20). Elles
constituent toutes deux des hauts lieux du mal et de la perversion morale.
Cette image de Sodome et Gomorrhe est confirmée à d'autres endroits dans le
Premier Testament (Jérémie 23,14, Amos 4, 1-11, Ezéchiel 16, 49-50).[6]
A
Sodome et Gomorrhe le mal se révèle non pas comme l'absence du bien, mais comme
une réalité tangible et sale. Jusqu'aujourd'hui, Sodome et Gomorrhe demeurent
la métaphore de l'horreur du mal, qui semble toujours revenir en force et qui
se montre impossible à exterminer. Il ne s'agit pas là du mal qui nous arrive,
du mal subi, c’est-à-dire de la souffrance, mais bien du mal que les hommes
s'infligent l'un l'autre, du mal commis. Bien qu'en même temps, nous soyons
conscients du fait que ces deux maux, bien que différents, sont souvent
intimement liés entre eux, car le mal commis cause une souffrance souvent
importante et insupportable, subie par quelqu'un d'autre.
Gn 18,20 “Le cri contre Sodome et Gomorrhe est bien grand! Leur péché est bien grave! Leur péché est bien grave ! 21 Je veux descendre et voir s’ils ont fait ou non tout ce qu’indique le cri qui, contre eux, est monté vers moi; alors je saurai.”
Cependant, le récit ne
se limite pas à constater un 'fait' incontestable: il montre également comment
le mal est ressenti, d'abord par Dieu et ensuite aussi par l'homme (Abraham).
Le récit s'attarde d'abord sur Dieu, qui est profondément affecté par
l'immoralité de Sodome et Gomorrhe.
Le
mal de Sodome est d'une telle ampleur qu'il arrive jusqu'à Lui 'dans le ciel'.
Ce qui frappe immédiatement, c'est que Dieu ne reste pas indifférent, ou plutôt
ne peut pas rester indifférent. Supporter le mal est pour Lui quelque chose
d'impossible, parce qu'Il est bon, Il est l'inverse du mal, tout simplement.
Face au mal, il ne peut rester indifférent. Loin d'être le moteur immobile
(Aristote), Il est le plus mobile, le non-indifférent par excellence. Un Dieu
qui est bon, ne peut que se mettre en colère lorsqu'il voit le mal commis. Le
récit l'exprime d'une façon très humaine: lorsque le cri qui dénonce le mal est
monté vers le ciel, Dieu veut vérifier si ce cri est bien vrai. Il veut le
constater par Lui-même. Il ne fuit pas la confrontation avec le mal et prend
position. Même si Il est un Dieu miséricordieux, Il n'hésite pas à se
prononcer. Il ne détourne pas les yeux, Il ne fait pas comme si de rien était.
Pour Lui, le “ça m'est égal” n'existe pas.
L'image
de Dieu qui nous est présentée ici se trouve dans le Premier Testament et dans
le christianisme, tout comme dans l'islam, donc dans les trois grandes religions
monothéistes: Dieu est un Dieu qui juge le passé et le présent. Cette image est
diamétralement opposée à une certaine culture actuelle: nous préférons ne pas
juger, parce que nous ne voulons pas nous mêler de la vie des autres. Cette
attitude s'inspire de Hegel (1770-1831). Selon ce philosophe allemand, il vaut
mieux laisser l'histoire juger des événements: “le jugement de l’histoire” (TI
220). Ce n'est que lorsqu'une époque est terminée qu'il devient possible de
savoir si quelque chose était bon et juste ou pas. Et en pesant le pour et le
contre d'un certain événement – par exemple la décision de larguer des bombes
atomiques sur les villes de Nagasaki et Hiroshima pour que la guerre se termine
plus vite – nous sommes amenés à accepter une certaine forme de mal. C'est ce
que Hegel appelle le jugement de l'histoire: le temps nous l'apprendra. Ou
selon la formule de son contemporain Friedrich Schiller (1759-1805): ‘Die Weltgeschichte ist das Weltgericht’
(‘L'histoire du monde est le tribunal du monde’). C'est pour le bien du
monde entier, pour la raison d'État,
qu'on peut être amené à décider de sacrifier quelqu'un. Ce raisonnement est
identique à celui des états, qui légitiment jusqu'à aujourd'hui la torture
pratiquée envers des terroristes potentiels: il en va de la sécurité de la
société ou de la nation… Le grand prêtre Caïphe était du même avis: “Il y a
l’intérêt à ce qu’un seul homme meure pour le peuple” (Jn 18,14).
Mais dans la Bible, c'est bien Dieu qui juge
de l'histoire. Histoire dont Il ne fait pas partie, étant donné qu'Il se trouve
au-dessus. Le Premier Testament illustre cet élément d'une façon très
anthropomorphe, très humaine: Dieu descend des cieux pour dire que quelque
chose est inacceptable. Et Il descend en personne pour vérifier la justesse de
son jugement. Contrairement au 'jugement de l'histoire', qui est un jugement
'par défaut' et impersonnel, Levinas parle ici du “jugement de Dieu” sur
l'histoire (TI 221): un jugement rendu par quelqu'un de transcendant, l'Infini,
qui dans sa qualité d'Infini ne coïncide jamais avec l'histoire et qui ne peut
donc être ni facteur, ni clé, ni explication, ni justification de ladite
histoire.
Au fil du temps, cette image du 'Dieu qui
juge' a cependant été déformée et est devenue l'étrange image du 'Dieu-te-voit'.
Malgré cela, nous ne devons pas oublier que nous avons besoin du jugement de
Dieu pour arriver à la transcendance, quelque chose qui dépasse la simple 'raison d'État', le simple système de
nature politique, socio-économique ou financier. Le Dieu de la Bible est un
Dieu à contresens. Il refuse résolument d'accepter certains comportements, et,
quand ceux-ci sont mis au service d'un objectif plus élevé, Il refuse tout autant de tenir compte de leur importance par rapport au
résultat final. Autrement dit: la signification d'un certain événement ne
dépend pas pour Lui du cours de l’histoire. Son jugement est sans délai. Il ne
supporte pas l'injustice perpétrée dans l'instant présent, quelle qu'elle soit,
et fait abstraction des justifications à la base de cette injustice ou
des éventuels effets positifs qu'elle pourrait entraîner sur le long terme. Il
est incapable de rester indifférent devant cette injustice.
Aujourd’hui nous retrouvons cette attitude
radicale chez par exemple Human Rights
Watch: le mal, qu'il soit commis par un régime ou par des rebelles qui
tentent de renverser le régime, est mal. Si nous voulons éviter que ceux qui
ont remporté la victoire soient punis de façon arbitraire, même si ils ont
perpétré les crimes les plus atroces, il nous faut un tribunal indépendant.
Notre société actuelle demande un tel jugement. Nous ne laissons pas juger
l'histoire. Il faut protéger les personnes vulnérables. En fait, cela ressemble
très fort à l'idée religieuse du 'jugement de Dieu', qui rappelle que l'homme
ne peut s'auto-justifier et que ses actes sont soumis au jugement d'un Autre,
de sorte que “sa peur de la mort s’invertit en peur de commettre un meurtre”
(TI 222).
Ce n’est pas par hasard
que la tradition biblique et chrétienne a développé l’idée de la ‘sainte colère
de Dieu’. Si Dieu est ‘celui qui est’ (‘Je suis Je suis’), à savoir le Roc de
la Justice, Il ne peut rester indifférent au mal que les hommes – les Sodomes
et les Gomorrhes d’antan et d’aujourd’hui – commettent (portant atteinte aux
autres hommes). Un Dieu juste se fâche de l’injustice commise, sinon il n’est
pas le Seigneur, celui qui dépasse le pouvoir des faits et le réalisme cynique
qui l’accompagne – ‘le mal existe, il n’y a rien à faire’. Il donnerait alors,
en tant que représentant ou finalité de l’histoire, le dernier mot à l’histoire
même. En tant que Juste le Seigneur porte un jugement sur l’histoire, mettant
ainsi en question la cruauté de l’histoire elle-même. Ce n’est qu’à travers
cette désorientation divine – l’idée de l’Infini - que le véritable sens de
l’histoire peut ‘éclater’ (TI 220-221).
2.3. L’hésitation de Dieu et la fascination
du mal
Que nous apprend cette représentation typiquement humaine de la
situation? Dieu considère Abraham comme un partenaire de l'Alliance. Il est
l'ancêtre d'Israël, c'est avec lui que Dieu fait alliance. ‘Alliance’ veut dire
‘élection’: ce n'est pas l'homme qui a pris l'initiative. C'est Dieu, le
transcendant, qui prend l'initiative de choisir Israël. Il ne s'agit pas d'un
contrat entre partenaires égaux: c'est un engagement asymétrique de la part de
celui qui est le Premier, l'Unique, l'Infini. Cela dit, l'Alliance ne peut que
devenir réelle si Israël accepte d'être choisi. La réponse prend concrètement
forme dans l'application de la Loi, la Torah.
L'Alliance est loin d'être un lit douillet dans lequel on peut se bercer, imbu
d'une confortable satisfaction de soi, non, elle comprend une mission. Car
l'Alliance ne peut exister que si le peuple y adhère, ce qu'il montre par le
fait de réaliser la Loi qui lui a été donnée. L'Alliance, même si elle se fait
suite à une initiative de Dieu, est donc co-établie par l'homme qui répond. Et
c'est par cette réciprocité humaine de 'l'agir' que naît la relation avec Dieu.
C'est pourquoi l'alliance a toujours cette composante pratique, cet élément
d'engagement effectif: appliquer la Torah.
L'alliance fait surgir une confidentialité.
C'est quelque chose de récurrent dans le Premier Testament: malgré toute
asymétrie, il y a une réciprocité, une familiarité avec Dieu, bien qu'Il reste
toujours Dieu le Seigneur. Peut-être que c'est précisément là que se trouve la
véritable raison pour laquelle Dieu se demande si il doit parler de son plan à
Abraham. Abraham est son partenaire dans l'Alliance. Il est son allié. Dieu ne peut pas trahir la confiance: entre alliés, on se
dit tout.
Eh bien, si Abraham est vraiment un partenaire
dans l'alliance, Dieu ne peut tout de même pas le laisser sans connaissance de
ce qu'Il a l'intention de faire à Sodome et Gomorrhe? Et pourtant, la réticence
de Dieu saute aux yeux. Sa réflexion intérieure nous montre clairement qu'Il
hésite. La cause de cette hésitation nous est inconnue, bien qu'elle soit
clairement liée à Abraham dans sa qualité d'élu,
et à la mission qui en découle: appliquer la Loi, faire le bien. Mais en
faisant part à Abraham de l'intention divine de punir l'immoralité qui règne à
Sodome et Gomorrhe, Dieu risque peut-être de ‘contaminer’ ce dernier et de
faire naître en lui une fascination pour le mal. Il est en effet bien connu que
le mal est plus intéressant que le bien. Un roman policier est bien plus captivant
qu'un livre sur Mère Térésa. Le bien pur et simple est quelque chose
d'ennuyeux. Ce qui nous intrigue, ce sont les récits des infidélités, ou sur
les personnes ayant dépassé les bornes en tout genre, parce que nous, nous ne
sommes pas suffisamment courageux pour dépasser les limites.
Certaines personnes trouvent excitant de
ressentir le mal à l’état pur, qui leur donne un sentiment d’omnipotence. Les
tortionnaires par exemple peuvent devenir accros à la torture, tout comme les
terroristes peuvent devenir obsédés par le fait de terroriser des gens et en
retirer un plaisir intense. Pensons également aux expressions qui reflètent ce
sentiment: ‘être comme dieu’, ‘maître de la vie et la mort’, ‘maître de la
destruction’. Ne soyons pas trop étonnés de voir des personnes attirées par le
satanisme ou par tout genre de pratiques sadiques et masochistes. Les hommes
cherchent des endroits ou des moyens pour pouvoir réaliser à fond et sans
contraintes leurs désirs lugubres, pour dépasser toutes les limites et même les
détruire. Ils veulent se livrer à leurs désirs, qui deviennent des
obsessions...
Autrement dit: Dieu craint qu'Abraham, quand
Il lui aura parlé des habitants de Sodome sous l'emprise du mal, ne soit pas
indigné mais plutôt fasciné. Cette situation est comparable à celle d'un père
qui préfère ne pas entamer le dialogue avec ses enfants sur un certain problème
moral parce qu'il juge que ces derniers ne sont pas encore assez matures. En
tant qu'adultes, nous savons que le mal peut autant répugner que fasciner. Nous
pouvons être séduits par le mal que les hommes ‘osent’ commettre. C'est
pourquoi nous voulons être prudents, dans l'éducation, quant à la confrontation
avec tout ce qui est inacceptable, même si nous savons que cette confrontation
sera tôt ou tard inévitable ou même souhaitable.
Peut-être Dieu veut-Il protéger Abraham de la
tentation. Mais en le protégeant de la sorte, Il ne saura pas si Abraham est
capable de résister à la tentation. Il faut qu'Abraham passe par la
fascination. C'est pourquoi Dieu décide de mettre Abraham au courant de son
intention de détruire Sodome et Gomorrhe, et choisit ainsi la voie de
l'alliance véritable.
Cela nous place tout à
fait dans la tradition juive. Dans l'Alliance se produira aussi la colère de
Dieu contre Israël, qui n'est possible que parce que le peuple a pu entrer en
contact avec le mal. Une personne fascinée par le mal peut devenir victime de
cette fascination, tandis qu'une personne protégée ne peut devenir un
partenaire à part entière dans l'Alliance. Par le fait d'être exposé à la
fascination exercée par le mal, l'Alliance devient réelle, une réciprocité
véritable voit le jour. Il y a cependant le risque que l'expérience tourne mal,
mais sans ce risque, il n'y a pas d'alliance fiable. Dans son livre Arguing with God, le rabbin juif Anson
Laytner va encore plus loin.[7] Il n'y a
pas seulement le fait que Dieu craint qu'Abraham soit contaminé par le mal. Car
non seulement Dieu décide d'informer Abraham, mais Il l'associe aussi à son
jugement, comme nous pouvons lire dans la suite du récit. Il veut savoir si
Abraham trouve que son acte est juste. C'est là que se révèle toute la
plénitude de l'Alliance: les intentions de Dieu, sont-elles acceptables? Le
droit de parole d'Abraham devient ici quelque chose de très concret, qui rend
l'Alliance encore plus forte.
Cela
nous amène à la suite du récit: l'intercession d'Abraham, rendue possible par
la décision de Dieu de concerter Abraham avant de mettre à exécution son
intention, invitant ce dernier à participer au jugement. Ce n'est pas parce que
le jugement émane de Dieu, qu'il serait automatiquement juste. Pour être
valable, le jugement doit être soumis à l'avis d'un tiers. C'est à cela que
Dieu invite Abraham, et Abraham prend à cœur l'invitation qui lui est adressée:
il évalue l'intention de Dieu; il se prononce sur le jugement de ce dernier.
Autrement dit, Abraham met en question: ton idée de détruire la ville
pour réparer l'injustice, est-elle bien équitable? Ta justice ne serait-elle
pas injuste? C'est ce que les Juifs appellent chutzpah, l'opposition contre Dieu ou le questionnement (parfois
virulent) du ciel par l'homme.
L'Abraham qui nous est présenté ici n'est pas
un homme docile, mais un homme capable de s'exprimer et de se défendre. Il
n'est pas ce croyant qui se met dans une situation de dépendance radicale, il
n'est pas la petite âme qui se rend. Au contraire: il ose questionner le
Seigneur et devient par là un partenaire à part entière, qui correspond tout à
fait à une véritable Alliance. L’éthique de chutzpah
ou ‘la sincérité critique envers le ciel’ appelle à Dieu, contre Dieu, au nom
de l’alliance avec Dieu.
L'image que nous nous faisons de Dieu est
souvent celle de quelqu'un d'extérieur à nous-mêmes, à qui nous nous confions.
Cependant, cette image peut être repoussante et même créer des athées. Sartre
par exemple croyait en un Dieu qui voit tout, ce qui le mettait profondément
mal à l'aise: L’autre, c’est l’œil qui me
regarde. Il s'est toujours senti espionné. Il était prisonnier de cette
image, et a fini par rejeter ce Dieu. Tandis que l'athéisme est une forme
d'insurrection contre la docilité, la soumission religieuse, la tradition Juive
a pu voir naître une spiritualité de la discussion avec Dieu, qui constitue le fond
du livre de Laytner cité plus haut, Arguing
with God. C'est en partant de cette spiritualité qu'a pu se créer dans le
ghetto de Varsovie, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, un tribunal visant à
demander des comptes à Dieu pour le mal infligé au peuple Juif. Tout à
l'exemple d'Abraham qui, comme nous l'apprend le récit, ne se laisse pas faire.
2.5. Le mal au nom du bien?
Si Abraham met en question l'intention de
Dieu, ce n'est pas par orgueil, mais parce qu'il se demande si cette intention
est bien juste. En effet, il y a un problème: a-t-on le droit de supprimer le
juste avec le pécheur? En d'autres termes: peut-on accepter que pour détruire
le mal, il soit nécessaire de commettre une injustice envers des innocents?
Nous voilà confrontés à un problème humain de
taille: le mal ne provient pas uniquement de la méchanceté de l'homme; mais
peut tout autant découler du bien, c’est-à-dire de la réalisation du bien. Cela
est troublant, car nous préférons distinguer clairement entre le bien et le
mal. Le bien est entièrement bon et pur, tandis que le mal est diabolique et
issu de la perversion humaine. Cependant, la question d'Abraham suggère que, en
désirant exterminer le mal jusqu'à la racine dans l'intérêt du bien, nous
risquons de commettre du mal au nom du bien. Nous retrouvons ce même
raisonnement chez Matthieu 13, 24-30 dans la parabole de l'ivraie semée entre
le blé. En ramassant l'ivraie trop tôt, les serviteurs risquent d'arracher en
même temps le blé. La distinction entre le bien et le mal et la meilleure façon
de nous attaquer au mal sont donc loin d'être toujours aussi claires que nous
le souhaiterions.
Dans son livre Mémoire du mal, tentation du bien Tzvetan Todorov[8] se demande
si, en regardant le cours de l'histoire, nous ne devrions pas devenir plus humbles.
Nous n'acceptons pas le mal, mais combien de fois ne justifions-nous pas le mal
commis au nom du bien? Le fait de désirer radicalement améliorer une situation
peut nous amener, par exemple par une insurrection, à une forme de fanatisme
qui entraîne à son tour le mal. Dans son article Le mal, énigme du bien, le dominicain français Christian Duquoc
appelle le mal ‘le revers ou l'ombre du bien’.[9] Beaucoup de
mal est commis au nom de religions ou de systèmes politiques (sociaux,
économiques,...) qui désirent pourtant tout simplement le bien de chacun. Il
suffit de penser à l'inquisition, c'est un exemple clair. Celui qui cherche à
atteindre sa propre idée du bien, n'accepte aucun compromis. Et tant pis pour
les droits de l'homme, qui n'ont qu'à se plier temporairement à l'idéal plus
élevé qu'on cherche à atteindre: le bien-être de l'humanité toute entière. Mais
en agissant de la sorte, la recherche du bien se retourne contre soi-même et
devient la perversion du bien.
S'attacher obstinément au
bien peut ainsi produire un effet contraire. C'est ce qu'Abraham veut exprimer
par sa question. Il rappelle le risque que comporte un jugement juste jusqu'au bout, impitoyable. La punition
méritée fera peut-être des victimes innocentes. Le risque de chercher à faire
justice d'une manière tellement totale et fanatique, que le résultat obtenu
soit tout à fait à l'inverse de celui auquel on aspirait, existe bel et bien.
La tolérance zéro envers l'injustice peut être impitoyable au point de ne plus
laisser de place à la clémence ou à la 'grâce': ‘Pas de grâce pour la
grâce !’ - ‘Soyons impitoyables pour la pitié!’.
Dans ce cas, la rigidité et la conviction que le jugement porté est sans faille
et infaillible l'emportent sur l'objectif final de la lutte contre l'injustice,
à savoir la création d'une société plus juste et plus humaine.
2.6. L’humilité paradoxale d’Abraham
Examinons à présent
comment Abraham s'y prend pour son intercession.
L'Abraham qui nous est présenté ici est un homme qui a du culot, qui n'a
pas peur de marchander avec Yahvé. Il se sait cependant bien insignifiant:
“moi, poussière et cendre” (Gn 18,27). C'est ce que la tradition juive appelle
l'humilité d'Abraham. Mais tout bien considéré, il s'agit d'une humilité
paradoxale. Elle n'est pas dépourvue d'ironie, dans ce sens que l'humilité qui
perdure et se répète tente de camoufler l'audace d'Abraham. Abraham ne veut pas
passer pour quelqu'un d'arrogant ou suffisant, mais il n'est pas non plus une
'poule mouillée' qui n'ose pas contredire. Par son humilité, il tente de faire
accepter son attitude osée. L'humilité d'Abraham révèle et cache en même temps
son audace et sa capacité de s'exprimer. Sa 'retraite' doit faire passer le
fait qu'il se met en avant!
La question est à présent de savoir de quel
genre d'humilité il s'agit. Une lecture précise du texte nous apprend qu'il ne
s'agit en aucun cas d'une abnégation comme une forme d'ascèse. Abraham prend la
parole et avance des arguments. Mais il sait qu'il n'est qu'un homme mortel et
donc il ne veut pas exagérer, il ne se veut pas téméraire. Son humilité prend
source dans sa qualité d'homme mortel: ‘poussière et cendre’.
Pour Levinas, cette qualité de mortel peut
constituer la base d'une vie toute en humilité. Nous ne sommes ni omnipotents
ni omniscients. Nous sommes fragiles et vulnérables dans notre chair – en tant
qu’êtres incarnés –, faciles à atteindre et à déséquilibrer, avec toutes les
tentatives d’évasion qui s’ensuivent. Nous sommes livrés à l’emprise d’un
ennemi ‘d’ailleurs’ qui nous prend au dépourvu et nous saute à la gorge, sans
que nous ne puissions avoir emprise sur lui, ni par notre savoir, ni par notre
pouvoir. On peut alors rechercher un style de vie humble et essayer d'atteindre
en méditant – regardez le bouddhisme, la méditation du type Pleine Conscience (mindfulness), – une sorte de sainte
indifférence. Ou se rendre compte de son humilité à un point tel qu'on atteint
la vie authentique. Il cite Heidegger (1889-1976), qui dans Sein und Zeit (‘Être et temps’) décrit
l'homme comme 'être-pour-la-mort' (Sein
zum Tode). Par son incarnation, l'homme est marqué par la mort. Nous
portons en nous l'aiguillon de la mort. Nous avons tous commencé à mourir dès
l'instant où nous sommes nés: notre corps est en proie aux blessures, à
l'usure... L'homme tente bien d'échapper à sa qualité de mortel, dans le
consumérisme, le travail, les bavardages, les jouissances en tout genre... Mais
en fin de compte, nous sommes tous bien obligés d'accepter nos limites. L'homme
est mortel et est appelé à gérer sa mortalité, à apprendre à vivre avec elle –
ce qui d’après Heidegger est appelé une ‘existence authentique’.
Mais on ne peut pas oublier que, dans la
tradition biblique et judaïque, la mort est ‘l’‘endroit’ par excellence où se
manifeste ‘l’impureté’: la mort est non seulement ‘principe d’impureté’, mais
‘principe du principe’, où pour le dire de façon plus imagée mais moins correcte
‘le grand-père de l’impureté’. Non que toucher un mort ait une signification
magique, mais l’impureté consiste précisément dans le fait que la mort dérange
et conteste toutes les ‘valeurs’ et ‘quêtes de sens’. La mort trouble l’ordre,
et c’est pour cela qu’elle est impure et rend impur. Dans sa mortalité, l’homme
ressent ce trouble de l’ordre jusque dans sa chair. Chaque contact avec la mort
est un contact avec l’absurde, avec la dissolution ou la destruction du sens de
la vie. La mort dérègle et dissout, de façon absolue, littéralement:
‘ab-solue’, en déliant chaque lien et donc en dissolvant chaque sens (SaS 60).
C’est précisément cette ‘dissolution’ de la mort, qui s’annonce comme mortalité
dans notre chair, qui mène facilement l’homme – ou le séduit – à se replier sur
lui-même, à fuir l’absurdité et le ‘dés-ordre’ par tous les moyens possibles et
imaginables. Dans ce sens “l’impureté, c’est le nom de l’égoïsme toujours déjà
sordide et que la mort – ma mort – éveille comme une ultime sagesse” (NLT 86).
Chez Abraham, cet appel à la propre mortalité,
et la référence implicite à la mort, n’entraîne pas une fuite dans l’imaginaire
du jeu et du plaisir (‘le divertissement pascalien’), ni une ascèse stoïque de
sang-froid et de soi-disant ‘sainte indifférence’ pour le terrestre (ataraxie).
La conscience de sa mortalité n’entraîne pas non plus un repli méditatif sur
lui-même, une introspection autosuffisante (NLT 83). Il ne développe pas
d’intériorité pour réfléchir à son ‘être-pour-la-mort’ et pour se frayer, en
pleine conscience de sa finitude, un chemin vers une existence authentique,
qui, à y regarder de plus près, paraît être une vie héroïque et donc tout sauf
humble. Abraham était donc déjà un anti-Heideggerien radical bien avant
qu’Heidegger ne voie le jour!
L’humilité qui se manifeste chez Abraham dans
la conscience de sa mortalité – je ne suis que cendres et poussière – est d’une
nature tout à fait différente, radicalement éthique. Il n’est pas du tout
question de masochisme, ni d’une fausse humilité concernant ses propres
capacités. Abraham ne se cache pas, il n’essaye pas de disparaître. Ou plutôt:
il essaye de disparaître en ne prenant pas sa propre défense mais celle des
autres, in casu d’autres innocents
qui risquent de devenir victimes de la tentative divine de réparer le mal.
Autrement dit, son humilité est caractérisée par un paradoxe de rétrécissement
pour faire de la place aux autres (DVI 119). Abraham veut lui-même disparaître
pour faire apparaître les autres. Face au Créateur de l’univers, il ne se sent
que très petit et insignifiant, presque rien, ou ‘rien de rien’ comme le dit
l’expression populaire, mais il ne se cache pas dans toute son insignifiance.
Son humilité n’est pas de la faiblesse. C’est une humilité qui n’ose presque
pas, mais qui, dans son manque d’audace, ose tout de même. Il s’agit donc d’une
humilité libre et courageuse. Ceci est révélé par la phrase déjà mentionnée,
avec laquelle Abraham se dirige au Seigneur à deux reprises: “Je suis bien
hardi de parler à mon Seigneur…” (Gn 18,27.31). Même s'il craint que Dieu
risque de se fâcher parce qu’il insiste, il continue à l’interpeller avec
franchise et courage, touchant même à l’insolence. Cette humilité solide
d’Abraham consiste concrètement dans le fait que, malgré son ‘être-pour-la-mort’,
il dispose de suffisamment de force morale pour intercéder pour les autres
au-delà de sa propre finitude. Cela nous mène au fond même de l’imploration:
non pas prier pour soi-même et ses propres besoins, mais se soucier des besoins
des autres. Une telle prise de défense de l’autre peut s’accompagner
d’insistance et même d’un certain envahissement. L’humilité d’Abraham est
complètement paradoxale, dans ce sens qu’elle est une victoire sur la finitude
qui séduit l’homme à se replier sur soi-même. C'est la crainte que d'autres
hommes soient tués qui le pousse à marchander avec l’Autre-en-face. Abraham se
soucie plus du sort (injuste) infligé aux autres innocents que de son propre
sort, celui d’être caractérisé par la mortalité. Dans sa mortalité, Abraham
n’intervient pas pour lui-même: son imploration n’a rien d’égoïste mais est
altro-centriste, elle vise au salut des autres innocents. Souvent, nous jugeons
qu'une imploration est une prière intéressée. Mais nous oublions alors que la
prière pour un autre est un acte éthique humble – car nous ne sommes pas
capables de changer la situation – et de miséricordieux.
Dans sa lecture du 10 décembre 1986, Levinas l’exprime littéralement comme suit: “triomphe sur l’impureté de la mort chez Abraham, qui – tout mortel qu’il est – peut prier pour le salut des autres”. Ainsi, Levinas atteint une ‘pureté éthique’, comme il l’exprime aussi dans la version publiée de sa lecture talmudique : “Que la conscience d’être ‘poussière et cendres’ n’éloigne pas Abraham de son dés-inter-essement, de son souci pour l’autre – prochain ou lointain –, c’est cela pureté des hommes vraiment humains dont Abraham est père” (NLT 86). Ou encore: “Misère qui se révèle gloire! En se reniant dans ses poussières et cendres, pensée qui reste, ou est déjà, quant-à-soi, abnégation, élévation de l’humaine créature à une autre condition, à un autre rang de l’humain qui, authentique sous l’incessante menace de sa mortalité, demeure quelqu’un qui pense à la sauvegarde des autres” (NLT 83). Sa mortalité n’enferme pas Abraham dans lui-même ni dans l’affirmation de lui-même et dans le ‘combat pour survivre’ qui en découle, mais il atteint, dans son écrasement mortel, une nouvelle dignité, une authenticité très différente de l’héroïque ‘être-pour-la-mort’, à savoir la dignité de la compassion et du souci de l’autre (NLT 92).
2.7. Disproportion éthique frappante: otage
Que se cache-t-il derrière cela? Que les
hommes sont unis dans la culpabilité comme dans l'innocence. Au sein de la même
société, les innocents sont entraînés vers la perdition à cause des coupables.
Les coupables sont à la base de nombreuses souffrances qui touchent tout autant
les innocents. Ce n'est pas ce que Dieu désire, mais c'est la réalité. C'est
une sorte de partage du même sort pour le pire et le meilleur. Les penseurs du
Siècle des Lumières nous apprennent que nous sommes des êtres autonomes, et que
chacun de nous, par soi-même, est source de bien et de mal. Mais ce point de
vue ne tient pas compte du fait que nous sommes tous liés dans le bien et dans
le mal, malgré nous.
Pour décrire cette situation, Levinas ose
parfois utiliser le mot 'otage'. Lorsque Michaël de Saint-Cheron lui demanda
lors d'une interview où et comment se trouvait l'idée de 'prise en otage' dans
la tradition biblique et talmudique, il répondit plutôt agacé: “Le mot ‘otage’,
je le connais depuis la période de la persécution nazie. Je le répète, c’est
d’abord un mot que je connais depuis l’occupation de l’Europe par les
Allemands. En faisant de vous un otage, on vous punissait pour quelqu’un autre.
Pour moi, ce terme n’a pas d’autre signification…, sauf si la misère de l’otage
reçoit dans le contexte une signification qui peut être glorieuse… N’y-a-t-il
pas, au-delà du destin dramatique, une dignité suprême?” (EML 37-38). Pour lui,
pas de doute: être responsable l'un pour l'autre signifie aussi être l'otage de
l'autre, malgré soi. Cela n'est pas juste, c'est même terrible, dans ce sens
que ma responsabilité pour l'autre peut s'étendre à un point tel que je devrais
non seulement 'supporter' mais aussi 'porter' l'injustice qu'implique ma
qualité d'otage. Nous sommes marqués par la faute de l'autre, d'une façon telle
que cette faute nous touche et nous regarde, même si nous sommes parfaitement
innocents.
Le psychiatre hongrois-américain Iván Boszormenyi-Nagy
(1920-2007) parle d'un lien intergénérationnel. Si le grand-père était ou est
un ivrogne, ce sont les enfants et les petits-enfants qui en font les frais.
L'agressivité est souvent un règlement de comptes anciens, un corollaire de la
faute d'un des parents. L'enfant paie tout autant pour les fautes commises par
ses parents. Souvent, le fait de faire les frais du comportement de quelqu'un
d'autre ne s'accompagne pas d'une décision éthique particulière. Nous sommes
liés entre nous et donc co-responsables.
Dans la vision de Yahvé
telle qu'elle est présentée dans le récit, les coupables sont la cause de la
souffrance des innocents. La faute des coupables entraîne les innocents vers la
perdition. Abraham retourne ce raisonnement, et le continue en sens inverse:
les innocents portent aussi la faute des coupables, et à cause d'eux, il ne
faut pas punir les coupables. C’est une forme de solidarité inattendue…: les
victimes, sans être coupables, sont appelées une responsabilité malgré eux pour
les coupables. Presqu’une forme d’expiation : à cause de dix justes, toute
la ville peut être épargnée. Quelle étrange condition de disproportion éthique!
2.8. Un compromis?
Comment
se termine le récit? Yahvé accède-t-Il à l'imploration d'Abraham? Ou se
mettent-ils d'accord sur un compromis? La fin est ouverte. Il est vrai que
Sodome et Gomorrhe sont détruites (Gn 19, 27), mais, nous dit la tradition
rabbinique, peut-être n'y avait-il pas dix justes dans la ville. De plus, Lot,
son épouse et leurs filles sont sauvées. Peut-être étaient-ils les seuls justes
dans la ville, et donc les justes sont sauvés. Cette idée est plausible, étant
donné le récit des deux anges qu'il fallait protéger contre tous les autres
habitants de la ville qui avaient l'intention de les violer (Gn 19, 4). Cette
scène se déroule d'ailleurs après l'intercession d'Abraham pour influencer le
jugement de Yahvé.
Ceci signifierait que la réalité ne donne
raison ni à la radicalité de Yahvé, ni à celle d'Abraham. Dieu reste juste: il
sauve Lot et les siens (Gn 19, 27-28), de sorte que la descendance de ce
dernier est assurée (Gn 19, 30-39). En même temps, Dieu détruit les villes de
Sodome et Gomorrhe (Gn 19, 29), après que leur perversion soit devenue encore
plus grande: en effet, leurs habitants ont tenté d'abuser, comme nous l'avons
rappelé dès le début de notre exposé, de l'hospitalité qui avait poussé Lot à
accueillir les deux étrangers, deux anges de Dieu (Gn 19, 1-26).[10]
2.9. Abraham, père de l’humanité
Pour terminer,
retournons au début du récit. Ici, Abraham ne représente pas seulement Israël,
il n'est pas seulement le père du peuple élu. Il représente l'humanité. Dans
son commentaire talmudique Levinas l'appelle “le patriarche de l’humanité
universelle” (NLT 83) et “père de l’humanité entière” (NLT 84).
Pour cela, il change même de nom: Abram devient Abraham. Il se voit
ajouter le 'h' de la force créatrice divine dans son nom, et devient ainsi le
père d'une multitude de peuples, dépassant toute particularité ou singularité
de clan, ethnie, peuple, nation…
Il ne s'agit cependant pas uniquement d'un
élargissement d'ordre quantitatif, se limitant au nombre de personnes
appartenant à son clan, mais plutôt d'un enrichissement d'ordre qualitatif, de
la nature humaine en tant que telle. En Abraham est né un nouvel Adam. Abraham
est le père d'une nouvelle sorte d'homme: un 'homme à visage humain', une
'humanité à visage humain', une humanité qui intercède pour les innocents et
qui met en question toute justice fanatique. Abraham révèle une forme
d'humanité particulière: même lorsque nous punissons le mal, nous devons
veiller à ne pas faire de victimes innocentes.
A travers son humble
intercession en faveur des innocents, qui risquent de devenir victimes lors de
l'éradication des villes de Sodome et Gomorrhe, hauts-lieux de l'épouvante et
de la perversion, Abraham nous montre le chemin d'une “élévation de l’humaine
créature à une autre condition, à un autre rang de l’humain qui, authentique
sous l’incessante menace de sa mortalité [et la lutte héroïque pour l’existence],
demeure quelqu’un qui pense à la sauvegarde des autres” (NLT 83). L’humanisme
biblique révèle une humanité nouvelle! “Le fait d’admettre que la mort de
l’autre est plus importante que la mienne, qu’elle passe avant la mienne, est
le miracle même de l’humain dans l’être” (VA 99).
1.10 Fraternité universelle
Dernier point mais non
le moindre: l'universalité d'Abraham en tant que père de l'humanité toute
entière, ainsi que son intercession pour les innocents de Sodome révèlent –
mieux vaut tard que jamais – la fraternité humaine universelle. Contrairement à
Caïn, avec sa question ‘Suis-je le gardien de mon frère?’ (Gn 4,9b) qui déborde
de cynisme, Abraham nous enseigne, par sa façon d'être et d'agir, que nous
sommes tous frères et donc tous gardiens les uns des autres; que nous sommes
responsables les uns des autres. Et cela vaut tout d'abord pour notre condition
humaine – notre être – avant de valoir pour nos actions. Nous avons d'abord été
créés en tant que frères, avant de nous mettre à agir en tant que tels.
Cela implique une image humaine très différente de l'image courante,
soi-disant éclairée, qui voit l'homme comme un être indépendant, qui détermine
et oriente son existence à l'aide de sa conscience et de sa 'volonté
raisonnable'. La fraternité révélée par Abraham ne trouve pas sa source dans le
moi – ‘moi-même’. Elle ne découle pas de l'engagement que j'ai pris en tant
qu'être autonome. Elle devance ma liberté d'un pas, et ce pour toujours et de
façon 'irrécupérable'. C'est pourquoi Levinas définit la fraternité comme une
alliance sans choix préalable de ma part. Je suis lié à l'autre, ou plutôt lié
avec l'autre, avant tout engagement ou toute conclusion de contrat. Je me
trouve profondément enraciné dans une alliance,
qui précède tout lien choisi délibérément. En nous aidant de la linguistique,
nous pourrions expliquer cette condition par le contraste entre le nom 'passif'
et 'actif': la fraternité, c'est le lien,
qui se situe au-delà, à l'extérieur ou avant toute solidarité. Autrement dit,
ce lien est un lien hétéronome qui entraîne tout aussi directement une
responsabilité hétéronome, c’est-à-dire “une responsabilité antérieure à la
liberté” (AE148-149, 159), “une responsabilité d’en deçà de ma liberté” (AE
12): malgré moi, l'être et le bien-être de l'autre me concernent. Je suis
orienté vers l'autre, bien avant que j'aie pu me tourner délibérément vers lui
sur base d'une préférence, d'une certaine envie, de bienveillance ou de
générosité. La relation avec l'autre en tant que condition originelle se situe
donc tout au début, ou plutôt avant le début de tout autre engagement
relationnel possible. Nous pouvons qualifier ceci de 'destin' ou de 'destinée',
mais alors une destinée de qualification éthique. Le destin de l'autre
m'intéresse avant que j'aie fait le choix personnel et délibéré de m'intéresser
à ce même destin. Il s'agit d'une imbrication, ou plutôt d'un 'être impliqué'
dans une relation qui précède toute
entente et toute interprétation active. Avant d'être moi-même l'origine (archè), c'est-à-dire la source
d'intentions, de concertation, de décisions, d'actions, à travers lesquelles je
m'implique activement dans le sort de l'autre, je suis déjà impliqué ou engagé
dans le sort et le bien-être de celui-ci.
Cette hétéronomie – cette fraternité venue 'd'ailleurs' qui nous précède – montre une ressemblance étonnante avec la fraternité biologique, même si ces deux types de fraternité ne peuvent absolument pas être réduits l'une à l'autre. Les frères et sœurs biologiques ne se choisissent pas, mais sont liés entre eux malgré eux parce qu'ils ont les mêmes parents. Avant même de pouvoir se choisir, les hommes sont confiés l'un à l'autre, ils vont ensemble malgré eux. Le mot qui nous vient à l'esprit pour décrire cette 'condition originelle' de notre nature humaine est 'alliance'. En amont de toute décision personnelle, nous sommes positionnés dans une fraternité éthique, et cela nous oblige à être responsables les uns des autres, malgré nous. Et c'est précisément à cette alliance-avant-toute-décision-délibérée, à cette alliance de fraternité, que remontent toutes les relations interhumaines et sociales, tous les engagements et contrats. De cette façon notre condition originelle (ou ‘créaturalité’) (AE 155) et notre éthique, notre 'être' et notre 'avoir à être' sont entrelacés intimement. Nous sommes créés ‘en solidarité’, malgré nous mais pas sans nous. Nous sommes frères, et cela nous oblige à être responsables les uns des autres. Et vice versa: en remplissant notre devoir éthique d'être responsables les uns des autres, nous devenons ce que nous sommes: des frères. Et voilà justement ce qu'Abraham a concrétisé par son intercession pour les justes de Sodome et pour Sodome elle-même!
Pour conclure: Une ‘affection divine’
Pour terminer, nous aimerions rappeler comment
cette fraternité en tant que condition humaine et en tant qu'appel possède une
profondeur religieuse. En effet, elle n'est rien de moins que ‘la trace de Dieu
en nous’, comme l'exprime Levinas. Nous pouvons aussi la qualifier de
‘l’Infini en nous’, littéralement ‘l’In-fini’ ou l’Infini ‘dans’ le fini, sans
que les deux coïncident. L’Infini est, en tant que le Bien de l’alliance et de
la fraternité, le secret profond de ma subjectivité. Dieu est l’intrigue de mon
âme, ou mieux encore l’âme de mon âme. L’homme est de signature divine, ou pour
le dire par une métaphore biblique: l’homme est créé à l’image de Dieu,
c’est-à-dire affecté dans son être en tant que ‘pour l’autre’, ce qui s’exprime
par la fraternité qui précède la conscience et la liberté. C’est par la trace
de l’Infini en nous que nous sommes mis sur la trace de l’autre notre frère. La
fraternité, révélée par l’intercession d’Abraham, est habitée par une
‘affection divine’.
En tant que chrétien, j’associe l’idée de
l’Infini en nous à l’Esprit Saint. Tandis que le Christ reste transcendant,
l’Esprit instaure l’immanence de Dieu. Dieu n’est pas seulement à l’extérieur,
mais également à l’intérieur de nous, dans chacun de nous, même s’Il reste
transcendant dans cette immanence. Il s’agit donc concrètement d’une idée de
Dieu à qualification éthique: d’un Dieu d’amour. Ainsi, Saint Paul associe
l’amour de Dieu directement à l’Esprit: l’Esprit n’est autre que l’amour de
Dieu en nous. Il l’écrit d’ailleurs dans sa lettre aux Romains: “L’amour de Dieu
a été répandu dans nos cœurs par le Saint Esprit qui nous fut donné” (Rm 5,5).
Ceci signifie que Dieu vit en nous par l’Esprit. Et parce que Dieu est amour,
son amour nous habite par l’Esprit: voilà l’immanence de la transcendance de
Dieu! Nous sommes alors inspirés par l’amour de Dieu à un point tel que Dieu
devient notre âme, ou plutôt l’âme de notre âme. À travers l’Esprit, Dieu nous
inspire à l’amour, Il nous incite et nous appelle à ‘être-pour-l’autre’. Dieu
est l’Esprit d’amour en nous, et donc autrement dit l’intrigue même de notre
fraternité interhumaine et sociale, non pas du point de vue biologique, pas
‘naturelle’ mais éthique. Par l’Esprit d’amour qui nous habite, nous ‘sommes’
déjà alliés en tant que frères, et en même temps, cette fraternité – cette
responsabilité par et pour autrui - devient notre mission. Au plus profond de
nous-mêmes – dans le “de profundis” de notre âme – Dieu nous a tournés
vers l’autre à un point tel que nous nous devons de réaliser cette mission
comme une vocation. C’est pourquoi nous sommes en même temps inspirés et
appelés, bien au-delà de nous-mêmes, à être les témoins et les prophètes de
l’Infini qui est amour et à contribuer à la révélation et à la ‘vie de Dieu’
dans ce monde.
Ceci implique un renversement de la fameuse
triade de la Révolution française. “Liberté, égalité, fraternité” doit être
transformé en: “Fraternité, égalité, liberté”. La fraternité qui précède la
liberté forme la base et l’orientation pour une interprétation plus correcte,
et plus biblique, de l’égalité et aussi de la liberté
comme une liberté inspirée et responsable. Et la Déclaration universelle des
droits de l’homme (1948) proclame cette fraternité comme devoir premier: “[les
êtres humains] doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de
fraternité” (art 1).
Roger Burggraeve, sdb
Professeur émérite de la Katholiek Universiteit te Leuven
roger.burggraeve@theo.kuleuven.be[1] Les œuvres de Levinas auxquelles nous faisons référence sont reprises
ci-dessous dans l’ordre alphabétique. Dans le texte courant, nous y faisons
référence à l’aide de sigles qui sont les abréviations du titre de l’œuvre
originale en français, suivis de la (des) page(s) correspondante(s). Les sigles
employés sont les suivants: AE: Autrement qu’être ou au-delà de l’essence
(La Haye, Nijhoff 1974); AV: L’au-delà du verset. Lectures et discours
talmudiques (Paris, Minuit 1982); EFP:
« Entretiens », dans: F. Poirié,
Emmanuel Levinas. Qui êtes-vous?
(Lyon, La Manufacture 1987), 62-1326; EI:
Éthique et Infini. Dialogues avec
Philippe Nemo (Paris, Fayard 1982); EML:
M. De Saint-Cheron, Entretiens avec Emmanuel Levinas 1983-1994
(Paris, Livre de Poche 2010) 23-58; EQLR:
M. Faessler, « Eclats. Quand
Levinas commente Rachi », dans: D.
Cohen-Levinas (éd.), Levinas
(Paris, Bayard 2006) 173-192; ES:
« Écrit et sacré », dans: F.
Kaplan – J. L. Viellard-Baron (éds.), Introduction à la philosophie de la religion, (Paris, Cerf 1989)
353-362; HN: A l’heure des nations (Paris, Minuit 1988); NLT: Nouvelles lectures
talmudiques (Paris, Minuit 1996); QLT: Quatre lectures
talmudiques (Paris, Minuit 1968); SaS:
Du sacré au saint. Cinq nouvelles
lectures talmudiques (Paris, Minuit 1977); VA: ‘La vocation de l’autre’, dans: E.
Hirsch, Racismes. L’autre et son
visage, (Paris, Cerf 1988) 89-102.
[2] Principalement: A. Lacocque – P.
Ricoeur, Penser la Bible
(Paris, Seuil 1998). Aussi: P. Ricoeur,
« Herméneutique de l’idée de Révélation », dans: D. Coppieters De Gibson (éd.), La révélation (Bruxelles, Facultés
Universitaires Saint-Louis 1977) 15-54; Id.,
‘Herméneutique. Les finalités de l’exégèse biblique’, dans: D. Bourg – A. Lion (éds.), La Bible en philosophie. Approches
contemporaines (Paris, Cerf 1993) 27-51; Id.,
« Essais d’herméneutique biblique », dans: Id., Lectures 3. Aux
frontières de la philosophie (Paris, Seuil 1994) 263-366; Id., L’herméneutique
biblique (Paris, Cerf 2001); ID., « Interpréter la Bible », in Pardès n° 32-33 (2002) 31-43; Id., « Le canon biblique entre le
texte et la communauté », in C.
esclin, La Bible, 2000 ans de
lecture, (Paris, Desclée de Brouwer 2003) 93-116.
[3] Pour une élaboration plus profonde, voir nos contributions: « The
Bible Gives to Thought. On the Possibility
and Proper Nature of Biblical Thinking », in J. Bloechl (ed.), The
Face of the Other and the Trace of God (New York, Fordham University Press
2000) 155-183; « Biblical Thinking as the Wisdom of Love », in R. Bieringer – D. Pollefeyt – F.
Vandecasteele-Vanneuvile (eds.), Anti-Judaism
and the Fourth Gospel. Papers of the Leuven Colloquium, 2000, (Assen, Royal
Van Gorcum 2001) 202-225; « Reading and Interpreting Holy
Scripture », in R. Bieringer –
R. Burggraeve – E. Nathan – M. Steegen (eds.),
Provoked to speech. Biblical Hermeneutics
as Conversation (Leuven-Paris-Walpole, MA,
Peeters 2014) 85-108.
[4] Pour un approfondissement plus poussé de l’idée de lecture philosophique
de l’Écriture, voir ma contribution: “A true master of thought – Taking the
Talmudic philosophy of Levinas as an inspiration for Christianity,” in: R. Burggraeve – J. Hansel - M.A. Lescourret –
J.F. Rey – J.M. Salanskis, Recherches
Levinassiennes (Louvain-la-Neuve/Louvain-Paris, Éditions de l’Institut
Supérieur de Philosophie - Éditions Peeters, 2012) 399-419.
[5] Levinas a repris ce commentaire talmudique lors du 30ième Colloque des
Intellectuels Juifs de langue française, le 11 décembre 1989, sous le titre:
“Qui est soi-même?”, repris dans le livre-rapport: J. Halpérin – G. Lévitte, Le quant-à-soi. Données et débats: Actes du XXXe colloque des
intellectuels juifs de langue française (Paris, Denoël 1991) 217-229. Aussi
repris dans: NLT 77-96. Ce recueil “Nouvelles lectures talmudiques” a été publié
en janvier 2006, peu après le décès de Levinas le 25 décembre 1995 à Paris.
[6] Le Coran aussi fait mention de Sodome et Gomorrhe, des villes de
perdition situées dans le pays de Chanaan, à l'ouest de la mer Morte.
[7]
A. LAYTNER, Arguing with
God. A jewish Tradition (Lanham-Boulder-New York-Toronto-Oxford, Rowman
& Littlefield Publishers 1990).
[8] T. Todorov,
Mémoire du mal, tentation du bien
(Paris, Robert Laffont 2000).
[9] C. Duquoc,
« Le mal, énigme du bien », dans: Le supplément. Revue d’éthique et de théologie morale, n° 172 (1990)
65-78.
[10] À partir du Testament des XII Patriarches on pourrait suggérer que la
volupté des Sodomites d’avoir des rapports intimes avec les anges – hôtes de
Lot – exprime une idée de la gnose, c’est-à-dire la passion d’avoir un accès
immédiat et intime avec le Divin. Ce qui incarnerait une forme d’idolâtrie et
d’auto-divinisation. (Je m’inspire d’une communication orale par le prof.
Claude Tassin pendant les Journées Bibliques 2014 à Lubumbashi).
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