Le Rapport célibat-communauté : Joies et espérances, douleurs et angoisses
Le Rapport célibat-communauté : Joies
et espérances, douleurs et angoisses[1]
Pour contribuer à votre réflexion, je vais repartir des liens qui unissent, dès les commencements, le célibat à la communauté chrétienne primitive, mais aussi au mariage (1). Je rappellerai ensuite que Vita consecrata a fondé les conseils évangéliques dans la vie trinitaire, mais que l’exhortation a également décrit ces conseils comme « communautaires » avant tout (2). On pourrait aussi se souvenir des grandes figures du célibat chrétien, telles que la spiritualité nous les présente, lorsqu’elle se fonde vraiment dans l’histoire (3). Mais je voudrais surtout m’attacher à réfléchir, d’un point de vue plus pastoral, sur certaines situations de vie, qui montrent les difficultés de la chasteté religieuse vécue en communauté, et aussi, les grâces que ces « crises » comportent toujours, pour la communauté religieuse et pour les personnes qui la composent (4). Nous allons donc ainsi réfléchir à ce que ce rapport célibat-communauté peut connaître comme impasses et comme grâces ; et nous le ferons en construisant de toutes pièces une typologie – c’est-à-dire des types de situations qui ne visent personne en particulier, mais peuvent être inspirants pour notre réflexion. Mais avant cela, passons donc brièvement par l’exégèse (1), puis par la tradition magistérielle récente (2), et aussi, par ce que peuvent nous indiquer quelques fragments de l’histoire de la spiritualité (3).
1. Célibat, mariage,
communauté
Il y a déjà longtemps que le Père Th.
Matura s’est illustré par un livre intitulé précisément Célibat et communauté[2]. L’auteur a repris plus
tard, en 1975, tout le dossier sur le sujet[3]. Il en concluait à
nouveau, dans cette seconde lecture, que « le célibat est clairement et
explicitement proposé dans le Nouveau Testament» (Mt 19, 12 ; 1 Co 7, 26),
et toujours sur un arrière-fond eschatologique[4]. Il faut ajouter, notait
le P. Matura, que « la réflexion sur le célibat chrétien est presque aussi
ancienne que sa pratique ».
Or l’exégèse (de 1 Co 7 par exemple) et
les premières réflexions du christianisme primitif (par excellence chez Jérôme,
Augustin, Chrysostome) nous apprennent à quel point l’émergence du célibat pour
le Royaume est liée au développement du mariage des chrétiens. Certes, ces deux
vocations naissent du baptême, lui-même entendu comme entrée dans la communion
des personnes divines, ou encore, comme participation à l’alliance sponsale de
l’Église avec le Christ (Ép 5, 32). Mais ces deux vocations ne s’identifient
pas, si nécessaires l’une à l’autre qu’elles se trouvent — que serait le
mariage chrétien, si tous y étaient tenus ? que serait le célibat pour
Dieu, s’il représentait la seule vocation qui vaille, les autres n’étant par
rapport à elles qu’un succédané ?
Un autre aspect intéressant du premier livre du Père Matura, qui alors vivait à Taizé dans une petite communauté franciscaine, est demeuré célèbre ; il revenait à dire que le célibat ne peut pas aisément se vivre, en régime chrétien, sans l’appui d’une communauté ; ou encore, que la communauté fraternelle, caractéristique de la vie religieuse, est un lieu propice au développement d’un célibat vécu à la fois de manière humaine et chrétienne. Cette nouvelle manière, pour l’époque, de parler du célibat a trouvé des appuis récents, notamment dans l’exhortation apostolique postsynodale Vita consecrata.
2. La dimension
communautaire des trois vœux
Nous savons combien les vœux religieux
sont avant tout une réponse à l’invitation du Seigneur. Vita consecrata ajoute, aux numéros 20-22, que les trois conseils
évangéliques caractéristiques de notre forme de vie sont le reflet dans l’être
humain des qualités divines elles-mêmes. L’exhortation apostolique postsynodale
médite en effet sur les trois conseils – mais aussi sur la vie fraternelle –
qu’elle comprend comme des reflets de la vie trinitaire.
La chasteté des célibataires
et des vierges, dans la mesure où elle manifeste le don à Dieu d'un cœur sans
partage (Cf. 1 Co 7,
32-34), constitue le reflet de l'amour infini qui relie les trois
Personnes divines dans la profondeur mystérieuse de la vie trinitaire; amour
dont témoigne le Verbe incarné jusqu'au don de sa vie; amour « répandu en nos cœurs par l'Esprit
Saint » (Rm 5, 5), qui pousse à
une réponse d'amour total pour Dieu et pour les frères.
La pauvreté confesse que Dieu
est l'unique vraie richesse de l'homme. Vécue à l'exemple du Christ qui, « de
riche qu'il était, s'est fait pauvre » (2 Co 8, 9), elle devient une
expression du don total de soi que se font mutuellement les trois
Personnes divines. C'est un don qui se répand dans la création et se manifeste
pleinement dans l'Incarnation du Verbe et dans sa mort rédemptrice.
L'obéissance, pratiquée à l'imitation du Christ, dont la
nourriture était de faire la volonté du Père (Cf. Jn 4, 34), manifeste la beauté libérante d'une dépendance
filiale et non servile, riche d'un sens de la responsabilité et animée par
une confiance réciproque, qui est reflet dans l'histoire de la correspondance
dans l'amour des trois Personnes divines[5].
Ainsi donc, la chasteté est image de
l’amour infini qui unit les trois Personnes divines ; la pauvreté est
expression du don de soi qu’elles se font mutuellement ; et l’obéissance
est reflet dans l’histoire de leur correspondance dans l’amour[6].
Cette pensée revient avec ampleur dans la
Troisième Partie, qui développe l’aspect non seulement personnel, mais
communautaire de chacune des réponses aux « provocations » de notre
culture (hédoniste, matérialiste, libertaire) qu’apportent les trois conseils:
l’amour humain des consacrés trouve son appui dans la contemplation de l’amour
trinitaire (VC 88) ; la pauvreté évangélique engagée rend témoignage à
Dieu qui est la véritable richesse du cœur humain (VC 89-90) ; l’exercice
de l’obéissance et celui de l’autorité donnent un signe lumineux de la
paternité unique qui vient de Dieu, de la fraternité née de l’Esprit, de la
liberté intérieure qui assure, à la suite du Christ, dans sa mission (VC
91-92).
Notons-le, dans ces numéros, chacun des
trois conseils n’est pas rapporté à une personne divine, mais la triade
classique est comprise comme réponse à trois provocations toujours anciennes et
toujours actuelles que le document interprète en termes de société. Nous
n’avons pas l’habitude de comprendre sous cet aspect en quelque sorte collectif
un engagement que nous croyons d’abord personnel. Mais nos communautés et nos
entreprises apostoliques gagneraient à réfléchir à ce témoignage commun de
chasteté, de pauvreté et d’obéissance qui nous est ici demandé. Ceci est très
nouveau, dans les documents du magistère ordinaire, au moins.
Comment donc, pour en rester à notre
sujet, donner un témoignage communautaire de la chasteté vécue par chaque
individu ? Comment chaque personne de la communauté contribue-t-elle, par
ses engagements les plus intérieurs, à la chasteté de tous, et dans les cas
malheureux, comment les défaillances même cachées des uns touchent-elles les
autres ? Nous devrions sans doute être plus attentifs, dans la formation,
à expliquer cet aspect des choses : si « toute âme qui s’élève élève
le monde », comme disait Élisabeth Leseur, il arrive aussi que nos
défaites les plus secrètes entraînent le dynamisme commun vers le bas ; c’est
que la vie communautaire est faite non seulement de la prière, de l’apostolat,
des repas et du logement partagés, mais aussi de l’offrande plus ou moins
entière (ou des résistances) de chacun à l’appel du Seigneur. La vie à mener en commun est dépendante de
nos libertés spirituelles, parce que nos engagements ne sont pas individuels
seulement ; ils sont personnels,
et donc touchent toujours, d’une manière ou d’une autre, le corps que nous
formons, le Corps du Christ qu’il nous est donné, à notre place, d’édifier dans
l’amour. Réciproquement, la vie communautaire influence sur nos engagements
personnels, qu’elle peut tirer vers le haut par son dynamisme ou éroder par son
manque d’élan.
3. Des exemples de cheminement
Le Père A. Chapelle avait construit, in illo tempore, pour rendre raison des
aléas concrets de l’évolution d’un jeune célibataire, expressément masculin,
une sorte de typologique (pas nécessairement un parcours obligé)[7].
Il montrait comment les jeunes hommes peuvent faire trois types de rencontres
(la jeune fille rêvée, la femme qu’on voudrait épouser, la femme dont on
aimerait avoir des enfants) et que ces situations différentes appellent un
discernement spirituel ainsi qu’un style de prière adapté (la demande ou
l’adoration ou l’action de grâce).
J’avais essayé quelques années après de
composer quelque chose d’analogue pour le genre féminin, mais en recherchant
des modèles plutôt du côté de la spiritualité[8]:
je rapportais les exemples successifs de Jeanne d’Arc, qui eut de la peine à
faire respecter son intégrité physique par ses soldats et qui y réussit ;
de Thérèse d’Avila, qui s’est complue - c’est elle qui le dit plus tard avec
douleur - dans l’amitié ambiguë d’un prêtre concubinaire qui par chance se
convertit ; de Thérèse de Lisieux, aux prises avec la responsabilité
spirituelle de jeunes novices, d’abord, de frères spirituels, ensuite.
C’est une manière de montrer que la
chasteté est une réalité très concrète, qu’elle ne supporte pas l’ambivalence
et qu’elle aboutit normalement à une responsabilité féconde. Notre réflexion
sur la chasteté devrait aussi toujours se souvenir aussi du plus oublié de tous
les saints, Joseph de Nazareth, celui qui, « à l’aube des temps
nouveaux » fut appelé à une vocation fort étonnante pour lui et d’ailleurs
pour sa tradition religieuse, celle de « garder les mystères du
salut » en leur germe, la Vierge Marie et l’Enfant Jésus.
Ces figures peuvent éclairer le propos que
je vais tenir ensuite, mais nous n’allons pas nous y attarder.
Jeanne
d’Arc (1412-1431), qui avait voué très jeune sa
virginité (« aussi longtemps que le Seigneur le lui demanderait ») va
mourir « pucelle », c’est-à-dire vierge, au sens physique du mot,
mais condamnée par l’Église comme sorcière et relapse. C’est le type des
femmes, nombreuses dans l’histoire ancienne et contemporaine, qui combattent
vaillamment pour la cause de Jésus, sans aucune compromission avec aucun
pouvoir ; elle témoigne aussi que le Seigneur peut garder ceux qu’il s’est
attaché des dangers qu’ils courent à cause de lui, même si les apparences
semblent contraires. Jeanne, on le sait, meurt sur le bûcher en proclamant le
nom de Jésus, et fut réhabilitée du vivant même de ses frères et de sa vieille
mère[9].
Thérèse
d’Avila (1515-1582) raconte elle-même, dans sa Vie[10],
comment une jeune et jolie religieuse peut se trouver dans des relations peu
appropriées, trop intenses, avec un prêtre, lui-même concubinaire ; il a
fallu « se tenir toujours en présence de Dieu » et poursuivre
obstinément la vie de prière, pour qu’une vraie conversion sorte d’un tel
danger, et c’est ainsi que Thérèse apprit qu’il est des situations où l’on se
trouve dangereusement tenté, sous l’apparence d’un bien à faire. Il vaut donc
mieux ne pas s’y exposer.
Thérèse
de Lisieux (1873-1897) nous montre une autre face du
célibat chrétien, qui n’est pas seulement combat pour se garder fidèle à la
fidélité du Seigneur, mais fruit et fécondité spirituelle. C’est le cas souvent
évoqué de sa direction spirituelle des novices, c’est aussi le cas assez
curieux de ses relations épistolaires avec ses deux « frères »
prêtres, dont l’un, Maurice Bellière, père blanc, fut toujours hésitant dans sa
vocation et mourut, après plusieurs échecs en Afrique et en Belgique, exclu de
son ordre, puis dément ; l’autre, Adolphe Roulland, solide membre des
Missions étrangères, après une dizaine d’années en Asie, devint supérieur des
futurs missionnaires et témoigna au procès de béatification. Mais Thérèse a pu
jouer ce rôle parce qu’il lui venait de l’obéissance, qu’elle était sur le sujet
totalement discrète, et qu’elle ne se recherchait jamais elle-même, éduquant
quand il le fallait son correspondant à entrer dans le même amour universel[11]. On est ici loin des duos
supposés (et qui n’ont pas existé comme on se l’imagine) entre François et Claire,
Thérèse et Jean de la Croix, François de Sales et Jeanne de Chantal, voire
Marie et Joseph.
Saint
Joseph : c’est l’homme qui ne parle pas, et
dont Dieu s’approche, à quatre reprises, en songe (Mt 1-2). A chaque fois,
c’est la Parole de Dieu, tirée des Prophètes, qui lui permet de comprendre la
révélation reçue, et l’orientation divine qu’il met immédiatement à exécution.
Qu’a-t-il pensé, quand Jésus âgé de douze ans confirme en quelque sorte à Marie
sa naissance virginale (Lc 2, 49) ? Comment peut-on être père sans pour
autant avoir engendré ? Joseph est la figure fondatrice où Jésus rencontre
de la véritable Paternité, qui n’est pas de la chair d’abord, mais de l’Esprit.
Mais venons-en à notre parcours de la
chasteté vécue au long de la vie, avec ses crises, dont ses chances
renouvelées.
4. Les âges de la vie
Depuis l’Antiquité païenne, on considère
qu’il y a trois âges dans la vie : la jeunesse, temps de l’innocence mais
aussi de la plus grande faiblesse ; l’âge adulte, temps de la maturité, et
la vieillesse, temps de la sagesse. Nous allons maintenant considérer le
développement affectif de la personne humaine selon ce rythme à trois temps,
dans les milieux monosexués, spécialement féminins.
De quelles traces l’amour des proches
marque-t-il, par exemple dans la vie religieuse féminine, les fixations de la
jeunesse, les aspirations de l’âge mûr, les attachements de la vieillesse
commencée, voire le besoin d’enfanter ? Il existe, au fil des années, des
lieux de passage où le désir encore charnel peut devenir dans le Christ amour
désintéressé d’autrui ou, au contraire, retour sans le Christ sur un autre ou
sur soi-même. Nous allons évoquer ces situations plus ou moins virtuelles
(typologiques, donc), à la lumière de la certitude qu’un Amour plus fort que la
mort est toujours à l’œuvre dans les épreuves affectives, de quelque nature
qu’elles soient.
- Jeunes brûlures, vieilles blessures :
La première jeunesse n’est pas à l’abri
d’imprévisibles ardeurs qui peuvent tout dévaster, tant qu’elles s’attachent à une
personne idéalisée – laquelle donc n’a jamais existé. Ces jeunes brûlures
révèlent souvent de vieilles blessures d’enfance, et c’est miséricorde qu’elles
ne durent qu’un temps, celui de prendre conscience de ces
« accrochages » anciens qu’elles permettent de revisiter. Qu’une
jeune femme semble s’éprendre d’une aînée n’a rien que de très ordinaire, au
pays de la vie communautairement partagée. Une certaine fragilité peut chercher
à capter une image qu’on trouve belle, qu’on croit forte, qu’on pense achevée.
Il n’y a pas d’apprentissage humain qui ne passe par de tels processus
d’imitation. La relation pédagogique n’est jamais exempte de confusion possible
de l’un (l’aînée) avec l’autre (plus jeune), mais elle est par nature
transitoire. L’aînée qui se trouve l’objet de telles attentes doit évidemment
les conduire ailleurs, vers un Autre, en signe de l’avenir qui sûrement
advient. Un jeune cœur n’appartient qu’à Celui auquel il se destine ;
c’est la venue en creux d’un Autre que ce genre d’affection désigne, si l’on a
des yeux pour voir. Prendre du retard dans le dépouillement qui s’impose aux
deux parties ne peut que soulever, ensuite, des cortèges de remords ou de
persistantes agressivités - selon le
côté où l’on s’est trouvé dans la relation.
- Les duos de l’âge mûr
« Au milieu du chemin de la
vie »[12],
s’établissent parfois des prédilections durables qui finissent par peser sur
l’entourage sans que l’on comprenne toujours ce qui se trouve en cause. On en
arrive à ne plus envisager telle personne distinctement de telle autre (son
« autre »), parce que, en toutes choses et partout, leur accord est
constant, et leur proximité, permanente, quoiqu’il en soit des profils
particuliers ou des localisations géographiques. Cette sorte de « complexe
du jumeau » est à mesurer par sa contribution à l’édification commune. Ici
comme partout, c’est la présence d’un « tiers » (la communauté, le
projet apostolique) qui permet d’éviter l’impasse - si du moins les deux
personnes devenues si proches acceptent de se régler sur leur première
vocation. C’est ainsi que l’amitié peut être, plus que « la peste des
communautés », un don de l’âge mûr, et qu’elle devient, pour les groupes
d’appartenance tels que les communautés religieuses, une chance et un horizon.
- L’attachement à d’autres soi-même :
le vieillissement
Plus tard encore, quand « l’homme
extérieur va vers sa ruine » (2 Co 4, 16), il arrive que l’émotion
renaisse de trouver derrière soi de plus jeunes forces et de nouveaux élans.
Comment vieillir sans capter la fontaine de jouvence, comment tracer sa route
sans s’occuper de voir si d’autres la suivront ? Quand les héritiers
possibles semblent avoir tout de vous - sauf l’âge -, il n’est pas spontané de
les laisser eux aussi à leur liberté future, et de poursuivre seul la tâche que
l’on doit achever – à commencer par son propre perfectionnement. Pour en rester
aux communautés de femmes, des silhouettes tutélaires semblent parfois occuper
indéfiniment l’avant-plan du paysage, nourries qu’elles sont de la substance de
plus jeunes vigueurs. Or, le dépouillement doit se faire plus radical avec les
années, la longueur de la vie n’étant pas proportionnelle au droit qu’on aurait
sur la vie d’autrui. Si le temps de l’existence s’allonge, c’est sûrement pour
mieux aider autrui à accomplir sa tâche, mais c’est au prix d’un plus grand
effacement.
- Le goût de se continuer
Un autre désir que celui d’une rencontre
affective peut aussi apparaître, au fil des âges, dans sa puissance toujours
renouvelée, qui n’est pas tant le goût de prendre que celui de donner ; le
désir d’enfant, celui d’une postérité, d’une progéniture, d’un groupe à
protéger, d’une faiblesse à fortifier, etc., sont pour ainsi dire toujours
présents chez les femmes célibataires normalement constituées – et quelle que soit
la culture. A l’inverse, les personnes qui évoluent en accaparant toujours plus
leur entourage, leurs petites possessions, leurs réseaux d’influences, montrent
qu’un plus grand abandon n’est pas encore possible, et que, dans certains cas,
il faut attendre le moment de la mort pour tout quitter. La communauté ne
remplace jamais le compagnon de vie ; mais être sans enfants demeure pour
celles dont le corps pourrait porter la vie, une blessure que rien ne peut
fermer, ni le plus grand engagement apostolique, ni la vie de prière la plus
intense, ni la communauté la plus fraternelle, ni les livres qu’on aurait
écrits, ni les arbres qu’on aurait plantés... La vigilance du cœur demeure
demandée, jusqu’à la fin, pour qu’en nous livrant toujours davantage, nous
acceptions de recevoir d’En-haut, invisiblement, notre postérité, sans chercher
ailleurs ce qui nous manquera toujours. Les plus jeunes dans la communauté
n’ont pas, ni sur ce point, ni sur les autres, à remplir nos désirs
inassouvis ; elles sont le signe que nous passons, et nous devons
apprendre à nous en réjouir. Il y a donc des blessures qui rayonnent, comme les
plaies glorieuses de Jésus Ressuscité.
Horizon
La rencontre de Jésus avec les hommes et
les femmes de son temps peut toujours nous instruire. Un dépassement s’opère à
chaque fois que Jésus passe. Or, les fréquentations féminines du Christ voient
se déployer autour de lui tous les visages du féminin : la veuve
généreuse, la femme publique, la mère en deuil, la femme aux nombreux maris, la
belle-mère fiévreuse, la jeune fille morte et celle que sa vitalité abandonne,
l’habituée du Temple qui se réjouit et les filles de Jérusalem qui se
lamentent... Ces présences insistantes se renforcent encore dans les nombreuses
mises en scène des paraboles (la pétrisseuse, la balayeuse...) où se détachent
aussi bien la figure de la parturiente, à laquelle Jésus a assimilé la
communauté des disciples (Jn 16, 21), que l’image enveloppante de la poule
rassemblant ses poussins sous ses ailes – à laquelle Jésus s’est identifié -,
« mais vous n’avez pas voulu » (Mt 23, 37). C’est du côté du don des
femmes – celle de Béthanie en particulier, et la veuve qui a donné en aumône
« toute sa vie » (Lc 21, 4) - que Jésus voit comme d’avance annoncé
le don définitif qu’il « doit » accomplir.
Nous le savons, il n’y aura pas d’autre promesse, pour nos affections humaines, que leur purification dans ce « bain nuptial de la croix ». Les femmes demeureront d’ailleurs, bien esseulées, au moment de l’ensevelissement de Jésus et des visites au tombeau. L’étrange liberté du Christ en sa passion procède d’un don sans retour que la dernière Cène ou le lavement des pieds ont signifié d’avance et pour toujours : avoir part avec lui, c’est accepter l’humilité des cheminements de la Parole qui se fait chair ; c’est tout donner, déjà dans la chair ; et se laisser rejoindre, dans la chair, par une nouvelle venue que nous ne connaissons pas.
[1] Cf. Gaudium et spes, 1.
[2] Sous-titre: Les fondements évangéliques de la vie religieuse (Paris, Cerf
1967).
[3] Voir
sa belle étude, « Le célibat dans le Nouveau Testament d’après l’exégèse
récente », in NRTh (1975)
481-500 et 593-604.
[4] Mais aussi que, d’autre part, un examen sobre des textes « aide à
éliminer de la pratique du célibat et de la réflexion sur lui certaines
perspectives étrangères au Nouveau Testament » (comme de voir dans la
virginité un moyen privilégié d’entrer dans un rapport particulier avec le
Christ-Époux, ou d’entrer dans une existence sacrificielle).
[5] Et le texte de poursuivre : « La vie consacrée, par conséquent, est appelée à approfondir
continuellement le don des conseils évangéliques par un amour toujours plus
sincère et plus fort dans une dimension trinitaire: amour du Christ,
qui appelle à l'intimité avec lui; amour de l'Esprit Saint, qui dispose
l'âme à accueillir ses inspirations; amour du Père, origine première et
but suprême de la vie consacrée. Elle devient ainsi confession et signe de la
Trinité, dont le mystère est montré à l'Église comme modèle et source de toute
forme de vie chrétienne ».
[6] La Trinité y est également donnée comme la source
et le modèle de la vie fraternelle, mais c’est là une pensée plus courante (Cf.
le document sur La vie fraternelle en
communauté, Congegavit nos in unum
Christi amor, 2 février 1994).
[7] A. CHAPELLE,
« La maturation de la sexualité dans le célibat. Réflexions à partir d’une
expérience », in VC 44 (1972)
321-331 et VC 45 (1973) 5-27
[8] Cf. N.
HAUSMAN, « Chemins du
célibat pour le Royaume », in VC
4 (1982) 207-227.
[9] Voir R. PERNOUD, Jeanne d’Arc par elle-même et par ses
témoins = Livre de vie 123 (Paris, Seuil 1962).
[10] Cf. THERESE DE JESUS, Vie, chapitre 5, in Œuvres complètes (Paris, Seuil 1949) 44-49.
[11] Ms C, 32 r°-v° ; in Manuscrits autobiographiques, Œuvres
complètes (Paris, Cerf-DDB 1992) 278-279.
[12] A. DANTE, Divine Comédie, I, 1.
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