Les lectures fondamentalistes de la Bible
Les lectures
fondamentalistes de la Bible
André
KABASELE Mukenge
Professeur UCC - Kinshasa
Introduction
Nous vivons dans un monde marqué
par un paradoxe étonnant : d’un côté les hommes aspirent à la liberté et à
l’autonomie ; de l’autre il y a une recrudescence du fanatisme, de l’intégrisme
et du fondamentalisme, qu’ils soient politiques, culturels ou religieux.
Liberté et fanatisme se réclament parfois de certains textes fondateurs (Bible,
Coran) qui jouent un rôle effectif dans l’histoire de la pensée humaine. On a
souvent tendance à réduire le phénomène aux milieux intégristes musulmans,
oubliant que les mêmes attitudes et les mêmes risques s’observent également
dans le judéo-christianisme, dont la Bible constitue un texte fondateur[1].
La situation actuelle de violence aveugle et massive provoquée par
les milieux intégristes musulmans – les djihadistes – confère une dimension
prémonitoire à l’ouvrage remarqué de Samuel P. Huntington intitulé :
« Le choc des civilisations[2] ».
Voici, à grands traits, la thèse de l’auteur : depuis la fin de la guerre
froide, ce sont les identités et la culture qui engendrent les conflits et les
alliances entre les Etats, et non les idéologies politiques. Puisque la
religion lui paraît être l’élément le plus important pour distinguer une
civilisation, Huntington voit le monde évoluer dans une direction multipolaire,
où la démarche constructive consistera à renoncer à l’universalisme, à accepter
la diversité et à rechercher les points communs (p. 353). En réalité,
Huntington craint l’affrontement entre l’Occident, l’Islam et la Chine. La
distance par rapport à la civilisation occidentale n’implique du reste pas le
refus de la modernisation, car « modernisation ne signifie pas
nécessairement occidentalisation » (p. 81). Et il poursuit :
« Fondamentalement, le monde est en train de devenir plus moderne et moins
occidental » (p. 82).
Cette thèse paraît toutefois
simpliste sur bien des points. Le
radicalisme musulman qui lutte à imposer la charria, l’intégrisme catholique
qui s’accroche à des structures et des rites traditionnels, aussi bien que le
fondamentalisme biblique qui s’installe surtout dans les milieux néo-pentecôtistes,
ne vont pas toujours de pair avec l’esprit critique qui devrait caractériser le
monde moderne.
Dans le cadre de ce colloque dont
les organisateurs méritent mes remerciements, il m’a été demandé de cerner le
phénomène à partir des lectures fondamentalistes de la Bible. Je tâcherai à
l’occasion de montrer que l’exigence herméneutique est inscrite dans le projet
de tout texte. Mon propos sera développé
en 4 points.
1. Regard sur notre contexte
Dans notre pays, nous constatons
aujourd’hui un éclatement des lieux de prière et une prolifération sans précédent d’interprètes
de la Bible. Le fait ne serait pas en soi négatif, s’il ne se développait en
même temps une certaine tendance fondamentaliste ou littéraliste dans
l’interprétation, ainsi qu’une instrumentalisation de la Bible. A en croire de
nombreux témoignages, le fait s’observe dans d’autres pays africains[3].
L’enjeu est de taille, lorsque l’on
mesure que s’installe un argument indétrônable qui prétend mettre fin à toute
discussion et dirimer tout débat. L’argument d’autorité « c’est
biblique » est manié à tout bout de champ, comme si la Bible avait réponse
à tout, comme si elle était une parole dictée directement par Dieu et
transcrite d’un trait par des mains infaillibles de quelque scribe, comme si
toutes les affirmations qui y sont contenues avaient une même valeur. Bien
plus, des interprétations tendancieuses à la seule fin de justifier des
situations de fait ou de servir des intérêts personnels se développent, tandis
que se renforce une ligne qui donne à la Bible le pouvoir absolu et exclusif de
résoudre tous les problèmes. Cette ligne d’interprétation ressortit à une mentalité
religieuse de résignation qui a élu domicile chez nous et qui veut que l’on
cherche toute solution aux problèmes auprès de Dieu et de Dieu seul, sans
insister sur le fait que le Dieu de la Bible est Emmanuel,
« Dieu-avec-nous » (Mt 1, 23 ; Is 7, 14).
A propos d’interprétations
servant les intérêts personnels, j’ai naguère suivi à la radio un pasteur qui
commentait le texte de Gn 12, 3 où le Seigneur dit à Abraham : « je
bénirai ceux qui te béniront ». Son argumentation était claire, et ses
intentions inavouées étaient pourtant perceptibles : Abraham est un
serviteur de Dieu, commença-t-il par affirmer. Et d’enchaîner : les
pasteurs sont aussi des serviteurs de Dieu ; or si les fidèles bénissent
les serviteurs de Dieu actuels, entendez par là, s’ils les comblent de leurs
largesses et de dons, Dieu les bénira à leur tour, c’est-à-dire leur accordera
prospérité matérielle et bien-être. Invitation était ainsi lancée à ceux qui
voulaient être bénis dans ce sens de prendre soin de bénir eux-mêmes au
préalable les serviteurs de Dieu. Cette interprétation dérouterait tout exégète
de bonne foi, car la portée de ce texte important qui souligne l’universalité
du salut de Dieu est éclipsée au profit d’un intérêt mesquin. En plus, la
bénédiction de Dieu n’est comprise que sur un plan matériel et immédiat ;
ce qui correspond à un certain évangile de prospérité matérielle annoncé
tambours battants par certains prédicateurs de mauvais aloi. Enfin, on enferme
l’action de Dieu dans un donnant-donnant de type commercial, do ut des (« je donne pour que tu
donnes »), ce qui évacue complètement la dimension de la grâce divine et
exhume dangereusement une religion de type sacrificiel. En Tt 1, 11, Paul, on
le sait, s’en prend aux prédicateurs qui enseignent pour de scandaleux profits.
Des risques existent donc, d’un mauvais usage et d’une
instrumentalisation de la Bible ; et cela – j’insiste - n’est pas nouveau.
Michaël Prior l’a bien montré à propos de la justification biblique du
colonialisme et de l’oppression des populations indigènes au cours de
l’histoire : que ce soit lors de la conquête de l’Amérique, dans
l’installation du régime d’apartheid en Afrique du Sud ou encore dans la
politique sioniste de l’Etat d’Israël[4].
Il n’est cependant pas sûr que
l’on puisse totalement évacuer ce danger d’instrumentalisation, dans la mesure
où la lecture de la Bible doit aboutir justement à une appropriation du sens.
Il n’est pas non plus sûr que l’on surmonte complètement le risque de
fondamentalisme, tant il est vrai que la Bible développe en son sein des lectures
typologiques ou spiritualisantes qui défient parfois le sens littéral. Les
anciens distinguaient déjà plusieurs niveaux de sens des Ecritures. La
distinction la plus courante se faisait entre sens littéral et sens spirituel.
Dans une lettre pastorale datée
du 2 février 1986 sur le Renouveau dans l’Esprit, le Cardinal Malula pensait
que la pratique d’une lecture ecclésiale de la Bible évite de tomber dans le
fondamentalisme. Il s’en expliquait : « Car, dans notre Eglise, la Bible
est donnée par la communauté et nous sommes invités à la lire en communauté.
Cela se fait grâce au concours des pasteurs de l’Eglise, lesquels ont mission
d’aider à l’interprétation de la Bible et de veiller à son insertion dans notre
vie personnelle et sociale »[5]. Pour le Cardinal Malula, la lecture
ecclésiale de la Bible évite de tomber dans le fondamentalisme ; cela
pouvait être toujours vrai si on ne constatait pas qu’il y avait aussi des
communautés qui, tout entières, pratiquaient le fondamentalisme.
Le fondamentalisme désigne
l’attachement strict aux principes d’une doctrine[6].
A ce titre, la tendance fondamentaliste se rencontre dans toutes les religions,
dans toutes les idéologies. Le terme remonte au Congrès Biblique Américain de
Niagara, dans l’Etat de New York, qui, en 1895, en réaction à l’exégèse dite
libérale, a rédigé un document en cinq points dits fondamentaux :
l’inerrance verbale de l’Ecriture, la divinité du Christ, sa naissance
virginale, la valeur expiatrice et pleinement rédemptrice de la mort de Jésus,
la certitude du retour prochain du Christ pour le jugement. Comme on le voit,
il s’agissait, à l’origine, de défendre les fondamentaux ; le sens du mot
était, pour les concernés, mélioratif. Il est devenu, au fils du temps,
péjoratif, à cause des attitudes de ceux qui s’en réclamaient.
D’après
Robin Gill, « on peut approximativement définir le fondamentalisme comme
un système de croyances et de pratiques qui font de l'absolutisme scripturaire
le moyen de contrer le pluralisme et le relativisme générés par la
modernité »[7]. Alain Marchadour le définit comme
« une résistance de nature religieuse à ce que l’on peut appeler la
modernité »[8].
Le fondamentalisme s’oppose aux traits suivants de la modernité :
l’autonomie du sujet, la place reconnue à la raison et à la critique face aux
textes révélés, le refus d’une soumission aveugle à une transcendance et
l’ouverture aux autres systèmes explicatifs.
Alors, qu’est-ce qu’une lecture
fondamentaliste ou littéraliste de la Bible ? C’est une lecture qui part
du principe que la Bible, étant Parole de Dieu inspirée et exempte d’erreur,
doit être lue et interprétée littéralement en tous ses détails. On exclut ainsi
tout effort de compréhension de la Bible qui tienne compte de sa croissance
historique et de son développement. On refuse d’admettre que la Parole de Dieu
inspirée a été exprimée en langage humain et qu’elle a été rédigée, sous
l’inspiration divine certes, mais par des auteurs humains dont les capacités et
les ressources étaient limitées. Pour cela, le fondamentalisme tend à traiter
le texte biblique comme s’il avait été dicté mot à mot par l’Esprit Saint et
n’arrive pas à reconnaître que la Parole de Dieu a été formulée dans un langage
conditionné par telle ou telle époque. Il n’accorde pas suffisamment d’attention
aux genres littéraires utilisés dans les textes bibliques.
Le fondamentalisme insiste d’une
manière indue sur l’inerrance des détails, spécialement en matière de faits
historiques ou de prétendues vérités scientifiques. Il accorde une valeur
absolue et unique à la lettre de l’Ecriture, refusant entre l’Ecriture et le
lecteur toute forme de médiation, qu’elle soit institutionnelle,
traditionnelle, ou critique. La Bible est considérée comme le document
d’authenticité, celui qui authentifie d’autres documents. Les sciences
historiques et empiriques du monde moderne sont reconnues dans la mesure où
elles sont en accord avec la Bible, mais elles sont refusées là où elles
remettent cette autorité intemporelle en question. Ainsi, les
« créationnistes » qui rejettent la théorie de l’évolution voudraient
prouver « scientifiquement » que le monde a été créé il y a six mille
ans, comme l’affirme la Bible. Pour eux, la Bible ne peut être soumise à
l’interprétation humaine ; au contraire, l’interprétation humaine doit
être soumise à la Bible.
Pour les fondamentalistes, le
contenu de vérité de la Bible est intemporel et ne peut jamais être
réinterprété ni réactualisé. A ce titre, le fondamentalisme est une
anti-herméneutique. Il affirme qu’un texte biblique, aussi difficile qu’il
soit, parce qu’il est une révélation de Dieu, est accessible et n’admet qu’un
seul sens. « L’idée que les symboles sont plurivalents, que les
présuppositions apportées par les lecteurs colorent l’interprétation qu’ils en
font, la conscience que l’interprétation de l’ensemble colore la façon de
rendre chaque partie d’un texte et que chaque passage de l’Ecriture doit être
considéré à la lumière de l’interprétation de l’ensemble, tous ces éléments de
base de l’herméneutique moderne glissent sur les fondamentalistes ou sont des
sujets de résistance et d’opposition systématique »[9].
Le fondamentalisme n’argumente pas, il assure. Voilà ce qui explique son grand
succès lorsqu’il s’introduit dans une société qui a perdu ses repères. Dans une
telle société, on cherche à s’accrocher à quelque chose de solide, à une ferme
promesse, à une perspective sûre d’avenir.
Le fondamentalisme qui vient réaffirmer l’autorité souveraine de Dieu
exprimée infailliblement dans la Bible confère une sécurité spirituelle, une
assurance certaine et à bon compte.
N’oublions surtout pas que la
plupart de ceux qui adhèrent à des thèses fondamentalistes le font de bonne
foi, avec un sérieux effort pour introduire les absolus de la Parole de Dieu
dans leur vie et combattre ainsi le relativisme et le pluralisme qui
caractérisent le temps présent. Cette bonne foi ignore cependant que le contenu
de la révélation est pluriel, divers ; et ses éléments sont relatifs les
uns par rapport aux autres, et même par rapport à leur lieu d’émergence et à
l’histoire de leur transmission. Quand on les reçoit, ils ont déjà été digérés,
sélectionnés, interprétés par divers canaux de la tradition. Le défi d’un
pluralisme irréductible n’est pas une nouveauté liée à la modernité. Le canon a
conservé des témoignages divers, et l’Eglise primitive s’est fermement opposée
au projet d’une uniformisation des témoignages évangéliques.
D’ailleurs, le fondamentalisme a
tendance à ignorer les problèmes que le
texte biblique comporte dans sa formulation hébraïque, araméenne ou grecque. Ne
sait-on pas que traduire c’est déjà interpréter ? Une interprétation
légitime. Les textes bibliques ont connu également des aléas liés à leur transmission,
notamment les variantes dans les manuscrits ; sans compter que parfois une
formule est susceptible de plusieurs traductions, donc de plusieurs
interprétations. L’exemple le plus simple est la révélation du nom du Seigneur
en Ex 3, 14 : ’ehyeh ’asher ’ehyeh. Cette formule paraît à la fois claire et énigmatique. Nous
avons deux occurrences à la première personne de l’inaccompli du verbe hayah, traduit régulièrement par
« être ». Entre les deux, le pronom relatif, qui peut être traduit
par « qui », « ce que », et même, « puisque ».
Plusieurs traductions sont dès lors possibles, toutes grammaticalement
correctes. Si on en retient une, c’est un choix d’interprétation :
« je suis qui je suis », « je suis celui qui suis »,
« je serai ce que je suis », « je suis ce que je serai »,
« je serai ce que je serai », « je serai (là) puisque je suis
(ici) », etc [10].
En ce qui concerne les évangiles
par exemple, le fondamentalisme ne tient pas compte de la croissance des
traditions évangéliques, mais confond ce que les évangélistes ont écrit avec les actions et les paroles du Jésus de
l’histoire. Or nous ne pourrons jamais rejoindre l’immédiateté des paroles du
Christ – les ipsissima verba christi – car loin d’être des
enregistrements, les évangiles sont des témoignages de foi.
L’approche fondamentaliste
est dangereuse, car elle est attirante
pour les personnes qui cherchent des réponses bibliques à leurs problèmes de
vie. Elle peut les duper en leur offrant des interprétations pieuses mais
illusoires, au lieu de leur dire que la Bible ne contient pas nécessairement
une réponse immédiate à chacun de ces problèmes. Il faut souligner son anti-intellectualisme et
son antipolitisme. Cette dernière caractéristique justifie le désintérêt des
fondamentalistes pour tout engagement social et pour tous les mouvements de
réforme institutionnelle. Et nous le
voyons de plus en plus dans la société congolaise : face aux problèmes
sociaux ou politiques, certains prédicateurs et bon nombre de fidèles n’ont
qu’une parole sur les lèvres : « Dieu seul nous délivrera, comme il
l’a fait en Egypte pour le peuple d’Israël, comme il l’a fait pour Daniel dans
la fosse aux lions ou pour Jonas dans l’antre du monstre marin ».
Mais ce n’est pas tout. Certains
utilisent les Ecritures pour justifier des situations de violence et
d’injustice, légitimer un statu quo
intolérable, pousser à la résignation et au fatalisme. Il suffit de voir
comment les dictateurs aiment citer ces deux paroles des Ecritures :
« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt
22, 21 et parallèles) ; et puis : « tout pouvoir vient de
Dieu » (Rm 13, 1s). Citations dangereuses dans la mesure où elles peuvent
suggérer de se taire et de courber l’échine face à des abus intolérables de
pouvoir. Quelle serait, dans ce cas, la force prophétique et dénonciatrice de
la Parole de Dieu ?
Sorti de son contexte qui lui
imprime une certaine limite et une certaine relativité, un texte peut être manipulé
à souhait, d’après ce que l’on veut lui faire dire. En tout cas en Rm 13, Paul
donne une définition formelle de l’autorité politique, qui justifie le jugement
positif qu’il en a. Pour lui, l’autorité politique a un but positif : le
bien. Lui-même fera appel à cette autorité pour se soustraire à l’arbitraire
d’une arrestation[11].
Devra-t-on pour autant généraliser le principe de la soumission, même face à une autorité corrompue,
défaillante ou illégitime ? En tout cas, la transposition dans l’aujourd’hui
ne peut se faire de manière mécanique et stéréotypée. Il faut également tenir
compte de l’évolution de la conscience morale de l’humanité qui a découvert les
notions de droits de l’homme, de liberté d’expression, etc.
Tenez : il y a quelques années,
sur une chaîne de télévision congolaise, un journaliste recevait deux musulmans
et leur posait des questions dans le but de dissiper certains malentendus
occasionnés par le terrorisme islamiste. Pour soutenir l’idée de ce qu’on
appelle couramment « guerre sainte » (djihad), un des interlocuteurs qui paraissait sur la défensive, a
cité un passage assez difficile de l’évangile : Lc 22, 35-38. Dans cet
épisode, Jésus demande à ses disciples : « Quand je vous ai envoyés
sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque
chose ? » - « De rien », répondent-ils. Et il leur
dit : « Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de
même celui qui a une besace, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour
acheter un glaive (...). Et les apôtres lui disent : « Seigneur, il y
a justement ici deux glaives. ». Jésus répond : « C’est bien
assez ».
Pour l’invité musulman du
journaliste en question, Jésus recommande dans cette péricope de pouvoir se
défendre quand on est attaqué. Or cet épisode se situe juste avant que Jésus se
rende au mont des Oliviers où il va être arrêté (Lc 22, 39s). Et, au cours de
cette arrestation, lorsque ses compagnons lui demandent : « Seigneur
faut-il frapper du glaive ? », Jésus ne répond pas. Au contraire, il
guérit l’oreille droite du serviteur du grand prêtre arrachée par l’un de ses
compagnons, en leur disant : « restez-en là » (Lc 22, 49-51).
Dans le texte parallèle de Mt 26, 52, il est même plus explicite à l’endroit de
celui qui a frappé le serviteur du grand prêtre : « rengaine ton
glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le
glaive ». Et sur la croix, il
implore le pardon divin pour ses bourreaux (Lc 23, 34), même si le verset est
omis par un certain nombre de manuscrits.
Au lieu donc de tirer du contexte
un verset, il est mieux, non seulement de le situer dans son contexte, mais
aussi et surtout de l’insérer dans l’horizon général de l’enseignement du
Christ et du mystère pascal. Pour le cas qui nous occupe, l’épisode se situe à
un moment décisif de la vie de Jésus : l’heure de son combat ultime dans
l’accomplissement de la volonté du Père. Les évangélistes présentent cette
heure comme un moment de lutte intérieure. Et Jésus veut exhorter ses apôtres à
faire face à la situation d’adversité et de persécution qui sera désormais la
leur, à être prêts pour ce combat-là. Il n’est donc pas question d’une
quelconque invitation à la légitime défense armée, encore moins à la guerre
sainte. Toutefois, un malentendu se crée dans le chef des disciples qui, prenant
l’exhortation à la lettre, signalent qu’ils ont deux glaives. La réponse brève
de Jésus est une manière de couper court, car qui pourrait se contenter de deux
glaives pour un groupe aussi important ? Semblable malentendu s’observe
ailleurs, notamment lorsque Jésus met en garde ses disciples de se méfier du
levain des pharisiens et des sadducéens (Mt 16, 6 // Mc 8, 15), et eux pensent
qu’il s’agit d’un reproche pour avoir oublié la provision de pain.
Pour appuyer l’interprétation
métaphorique du passage de Lc 22, 35-38, on peut mentionner des textes plus
explicites de Saint Paul, qui utilise volontiers les images empruntées à la vie
militaire pour parler du combat que le chrétien doit mener contre les forces du
mal : la cuirasse de la foi et de l’amour, le casque de l’espérance du
salut (1 Th 5, 8), avoir la vérité pour ceinture, la justice pour cuirasse, et
pour chaussures le zèle à propager l’évangile de la paix ; tenir en main le bouclier de la foi, recevoir le
casque du salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu (Ep 6,
12-14 ; cf. 1 Co 9, 7 ; 2 Co 10, 4 ; Rm 6, 23 ; 13, 12)[12].
Cet exemple nous montre qu’il ne
convient pas d’isoler un texte de son contexte. En revanche, lorsque ce
contexte n’est pas suffisamment clair, il faut recourir au contexte général de
la révélation, selon le principe de l’analogie de la foi ou du cercle
herméneutique, en tenant que les passages parallèles limpides éclairent les
passages difficiles ou obscurs. En ne le faisant pas, et surtout s’il y a
d’autres intérêts que l’on veut justifier au moyen des Ecritures, on aboutit à
des interprétations sujettes à caution. Il faut savoir que ce passage a été
compris de manière tendancieuse par un courant de la tradition
chrétienne : dans sa bulle Unam
Sanctam du 18 novembre 1302,
le pape Boniface VIII (1294-1303) interprétait « les deux glaives »
comme l’association du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ! C’est
tout dire. D’ailleurs, cette bulle
donne une interprétation tendancieuse et pour le moins intéressée des passages
bibliques. Voici sa curieuse argumentation : dans la réponse
« Seigneur, voici ici deux glaives », le terme « ici »
renvoie à l’Eglise, car ce sont les apôtres qui parlent. Celui qui met en doute
que le glaive temporel n’est pas sous le pouvoir de Pierre est renvoyé à cette
autre parole de Mt 26, 52 à Pierre : « rengaine ton glaive ». La
bulle ignore ainsi la suite de cette phrase qui enchaîne : « car tous
ceux qui prennent le glaive périront par le glaive », et préfère s’étendre
sur la supériorité du glaive spirituel par rapport au glaive temporel détenu
par le prince sur ordre et avec la permission du prêtre. Dans la foulée, la
bulle invoque Rm 13, 1, Jr 1, 10, 1 Co 2, 15 et Mt 16, 19 dans le but de fonder
le pouvoir à la fois spirituel et temporel auquel prétendait la papauté
d’alors. Cette manière d’exploiter et d’interpréter les textes bibliques est
certes marquée par les limites de l’exégèse de l’époque. Elle montre néanmoins
jusqu’où on peut aller dans l’interprétation tendancieuse quand il s’agit de
défendre absolument une thèse. Malgré le caractère « dépassé » d’une
telle démonstration, il importait de montrer que des lectures tendancieuses
n’émanent pas seulement des milieux « populaires » ou peu éclairés,
et que l’instrumentalisation de la Bible a marqué toutes les époques. On doit
d’ores et déjà retenir qu’il y a une historicité des interprétations des textes
comme il y a une historicité du concept même d’interprétation. En d’autres
termes, la temporalité est une donnée irréductible de l’interprétation. Le
recours à l’Ecriture seule ne mène à rien ; il doit s’accompagner de
considérations historiques, d’analyses politiques et sociales, dans le respect
de la dignité humaine, selon la conscience morale de l’humanité.
C’est ainsi que nous aboutissons
à la situation tout aussi embarrassante de l’éclatement du sens. Il est
désormais impossible de souscrire sans plus à l’idée selon laquelle, à un texte
donné, correspond un sens intangible, celui de l’auteur. L’étude scientifique
des Ecritures est arrivée à légitimer aujourd’hui la pluralité des
interprétations et des significations. Un texte n’a pas seulement un seul sens.
A fortiori un texte sacré qui, pour
être ancien, n’en demeure pas moins la propriété de toutes les générations
appelées à se l’approprier pour en vivre.
En effet, le but du texte
biblique n’est pas seulement d’être compris, mais d’être vécu, ou mieux, de
permettre de vivre. Lorsqu’on a compris le sens des mots, des phrases, le
contexte historique, on n’a pas encore « accueilli » le texte. On sait, en effet, qu’un texte écrit a la
capacité d’être placé dans de nouvelles
circonstances, qui l’éclairent de façons différentes, ajoutant à son sens des
déterminations nouvelles. Cette capacité des textes écrits est particulièrement
effective dans le cas des textes bibliques, reconnus comme Parole de Dieu. Car,
ce qui a porté la communauté croyante à les conserver, c’est la conviction
qu’ils continueraient à être porteurs de lumière et de vie pour les générations
à venir.
Alain Marchadour écrit :
« avant de manger le texte, il faut savoir ce que l’on mange. Avant d’y
voir ma vérité, il faut respecter sa vérité[13] ».
La Bible a pour objet un message religieux portant sur le salut que Dieu
propose aux hommes en son Fils Jésus. Par conséquent, il ne faut pas y chercher des
vérités scientifiques, des théories économiques, physiques ou chimiques. Si
d’aventure il s’y trouve une théorie de ce genre, celle-ci ne fait que refléter
l’opinion ou les convictions et croyances populaires de l’époque. Ainsi en
est-il du lièvre considéré en Lv 11, 6 comme un ruminant, du soleil qu’on
arrête (Jos 10, 13 ; Is 38, 8), parce qu’on croyait à cette époque que
c’est le soleil qui tourne autour de la terre.
L’exigence herméneutique nous met
en demeure de poser la question suivante : comment traduire les conceptions et
les expériences d’une autre époque en termes compréhensibles pour les hommes de
notre temps ? Cette question est importante. La Bible n’est pas seulement un
livre d’histoire rempli d’anecdotes pittoresques. Elle n’est pas non plus un
récit “fermé” que seuls les experts comprennent. Le croyant n’y recourt pas
d’abord par curiosité intellectuelle. En tant que Parole de Dieu, la Bible ne
joue véritablement son rôle que si sa lecture aboutit à une confrontation avec
notre propre histoire. En d’autres termes, l’Écriture demande à être annoncée
avec des mots et des accents nouveaux pour des générations nouvelles. Mais ce
renouvellement dans l’annonce doit être respectueux du texte. C’est en cela que
consiste le travail d’interprétation. Chaque nouvelle situation dans laquelle
nous lisons le texte nous donne des oreilles et des yeux différents pour
entendre et voir ce que le texte dit. Ce qui permet à la Parole de Dieu de le
devenir vraiment, ce ne sont pas les mots, c’est l’histoire féconde, et
toujours inachevée de la rencontre entre la Bible et les lecteurs. Ceux-ci se
succèdent, avec leurs questions, leur culture, leurs problèmes existentiels,
leur horizon d’attente.
L’une des découvertes les plus
décisives de l’exégèse biblique de ces dernières décennies est d’avoir montré
que le donné révélé est, dès le départ, de l’ordre du témoignage. Cela signifie
que le donné est toujours déjà traversé
d’une médiation humaine et subjective. La distance qu’il marque à l’égard de
l’événement dont il témoigne n’est pas réductible, elle est au contraire
élément constitutif de ce donné. On échappe de cette façon à toute prétention à
l’immédiateté, ainsi qu’à la restitution des faits bruts. La vérité exprimée dans les textes bibliques
est toujours incarnée, aux prises avec un temps et un lieu précis, marquée de
combats humains - idéologiques, sociaux,
culturels, religieux - contingents.
Parfois, lorsque l’on confronte
des textes se rapportant aux mêmes faits, on découvre des tensions, voire des
contradictions. Les exemples sont légion. J’en citerai deux : les deux
récits de la création dans le livre de la Genèse, les trois récits de la
conversion de Saint Paul dans les Actes des Apôtres.
Dans le premier récit de la
création (Gn 1, 1 - 2, 4a) qui présente la création en six jours, l’homme est
créé le sixième et dernier jour, le même jour que les bestiaux et bêtes
sauvages, mais un jour après les animaux aquatiques et les volailles. Bien plus,
il est créé mâle et femelle en même temps. Dans le second récit (Gn 2, 4b-25),
en revanche, l’homme mâle est créé avant tous les autres êtres vivants ;
et il y a, entre la création du mâle et de la femelle, celle des autres
créatures. Ces contradictions crèvent les yeux, mais le rédacteur final du
livre ne s’en formalise pas ; il place les deux récits côte-à-côte, car
chacun apporte son propre témoignage sur l’acte de la création, avec sa visée
propre. Deux représentations de l’acte créateur de Dieu, qui ne se veulent en
aucune manière des reportages historiques. D’ailleurs, qui aurait pu faire le
reportage de l’acte créateur ? En Jb 38, 4 Dieu, du sein de la tempête,
demandera à Job : « Où étais-tu quand je fondai la terre ?
Parle, si ton savoir est éclairé ». Donc, ces représentations attestent
l’acte créateur indicible et indescriptible, en empruntant le langage, les
formes littéraires d’un peuple, d’une culture, d’une époque. Qu’on n’aille pas
y chercher une vérité scientifique, biologique ou physique ; il s’agit
d’une vérité religieuse. Celle-ci est présentée selon deux angles de vue, des
préoccupations particulières précises ; et il n’y a rien d’étonnant en
cela. La Bible juxtapose et combine différents témoignages. Car, la réalité de
la création peut difficilement être enfermée dans une seule perspective, tout
comme la réalité de Jésus-Christ n’a pu être enfermée dans un seul évangile. La
réalité pour la Bible est toujours plus riche que les versions que les
écrivains peuvent en donner. Prenons une comparaison : notre monde
aujourd’hui est dominé par les moyens de communication, notamment la
télévision. Ces moyens créent l’illusion qu’il est possible de fournir des
images fidèles à la réalité. Et nous oublions souvent que les images sont
filtrées, que l’angle de vue et le cadrage sont savamment étudiés, que même la
séquence des images est le fruit de stratégies très élaborées[14]. Cela se vérifie dans toute œuvre littéraire,
et la Bible, parole de Dieu, en est une.
Quant au récit de la conversion
de Saint Paul sur la route de Damas, il est raconté trois fois dans le seul
livre des Actes des Apôtres, chaque fois avec des divergences notables :
Ac 9, 1s ; 22, 6s ; 26, 12s. En Ac 9, 7, après avoir dit que Paul,
enveloppé d’une lumière céleste tombe et entend une voix, on signale que ses
compagnons de route s’étaient arrêtés, muets de stupeur : ils entendaient
bien la voix, mais sans voir personne. En Ac 22, 9, Paul lui-même raconte le
récit de sa conversion à Jérusalem : « ceux qui étaient avec moi
virent bien la lumière, mais ils n’entendirent pas la voix de celui qui me
parlait », dit-il. En Ac 26, 14, devant le roi Agrippa il raconte à
nouveau : « une lumière qui resplendit autour de moi et de ceux
qui m’accompagnaient. Tous nous tombâmes à terre, et j’entendis une voix ».
Dans les deux premiers récits,
seul Paul tombe, tandis que dans le dernier, ses compagnons tombent également,
enveloppés eux aussi de la lumière céleste. Dans le premier récit, les
compagnons entendent la voix, mais ne voient rien ; dans le second ils
voient la lumière, mais n’entendent pas la voix. Finalement, ont-ils entendu la
voix ou non ? On voudrait bien le savoir ! Pourquoi ces
contradictions, dans un même livre pourtant inspiré par l’Unique Saint
Esprit ? Que diraient les fondamentalistes ? En tout cas, ces témoignages
tentent de décrire, avec des mots limités, une expérience spirituelle profonde,
de la rencontre de Paul avec le Ressuscité, une expérience qui échappe aux
conditions de temps et de l’espace, une expérience « intérieure »,
« mystique » qu’aucune formulation ne peut épuiser. La pluralité
d’expressions, d’approches, de témoignages révèle que la révélation déborde
toute formulation humaine, et pourtant elle ne peut se dire qu’en langage
humain. C’est la condition de possibilité d’une révélation de Dieu dans
l’histoire des hommes.
Puisque la Bible, Parole de Dieu
écrite en langage humain, a été composée par des auteurs humains, sa juste
compréhension requiert donc qu’on tienne compte de ce facteur humain,
c’est-à-dire des conditions historiques concrètes et diverses dans lesquelles
la Parole de Dieu s’est enracinée. On
découvre ainsi l’incarnation de la Parole de Dieu dans une histoire
vivante faite par des hommes vivants.
La Constitution Dei Verbum
de Vatican II affirme avec force : « En effet, les paroles de Dieu,
passant par les langues humaines, ont pris la ressemblance du langage des
hommes, de même que jadis le Verbe du Père éternel, ayant pris l’infirmité de
notre chair, est devenu semblable aux hommes » (n. 13). Commentant cette Constitution
conciliaire, Paul Beauchamp remarque : « Notre chair, Dieu l’a prise
faible et l’a portée faible. Si la démarche est parallèle pour l’Ecriture, il
faut comprendre que Dieu a pris notre parole comme faible. La parole inspirée
reste parole faible et fragile (…) Reconnaître dans la faiblesse de l’Ecriture
un signe de l’abaissement de Dieu, c’est une libération et une porte ouverte à
la charité, mais c’est aussi une porte étroite et, à en croire l’Evangile, elle
peut être manquée[15] ».
4. Plaidoyer pour une formation biblique
Le manque de formation nécessaire
et d’une vue d’ensemble conduit souvent à une sorte de « pêche à la
ligne », au cours de laquelle les textes sont détachés de leur contexte,
et certains passages sont absolutisés sans faire justice au caractère
progressif, dynamique, de la révélation, ni aux continuités et aux ruptures
décelables dans les Ecritures prises comme un tout.
Le défi majeur à relever est celui de la
formation et d’une information équilibrée, surtout pour les prédicateurs. On ne
s’improvise pas prédicateur de cette Parole foisonnante qui nous vient de loin
et, bien entendu, de haut. On ne saurait ici s’en remettre à la seule
inspiration de l’Esprit Saint, comme certains le préconisent. La responsabilité
d’organiser un ministère de la prédication, soigné et attentif aux principes
d’une lecture correcte incombe aux Eglises et communautés croyantes. Pour
l’ensemble des fidèles, qu’il suffise de recommander l’utilisation de bonnes
traductions, avec notes explicatives : il y a là déjà une première
opportunité de se former et de se laisser guider dans la lecture de la Parole
de Dieu.
Eu égard à ce défi, l’épisode de
l’eunuque éthiopien (Ac 8, 26-40) lisant le texte d’Isaïe sans en comprendre le
vrai sens peut être considéré comme paradigmatique. De quoi s’agit-il ?
Philippe, l’un des douze apôtres, reçoit de l’Ange du Seigneur l’ordre de
rejoindre un eunuque, haut fonctionnaire de Candace, reine d’Ethiopie, sur la
route qui descend de Jérusalem à Gaza. Ce fonctionnaire qui était venu en
pèlerinage à Jérusalem s’en retournait chez lui. Et il lisait le texte d’Is 53,
7-8, un passage appartenant à ce que l’on nomme « le quatrième chant du
serviteur » ou « le chant du serviteur souffrant ». Il s’agit,
soit dit en passant, d’un texte très important pour la communauté chrétienne
primitive, car il a servi à comprendre et à s’expliquer le destin tragique de
Jésus. Cette interprétation christologique n’a été possible que grâce à un
effort d’interprétation : la première communauté chrétienne a fait usage
de la typologie, pour voir dans le serviteur dont les souffrances sont décrites
dans ce poème, la figure du Christ. Celui-ci a donc souffert pour la multitude,
aussi a-t-il obtenu de Dieu élévation et prospérité. Comme le montre la question
de l’eunuque à Philippe, une telle interprétation n’allait pas de soi :
« de qui le prophète dit-il cela ? De lui-même ou de quelqu’un
d’autre ? (Ac 8, 34). Ce risque de ne pas bien comprendre est signalé
d’emblée à travers la question que Philippe pose à l’eunuque aussitôt qu’il le
rejoint : « comprends-tu ce que tu lis ? » (Ac 8,
30), question herméneutique par excellence. Il ne s’agit pas de comprendre les
mots, la grammaire, la langue, mais le sens, la signification réelle du
passage. Et cette signification ne ressort pas seulement du sens littéral, mais
d’une interprétation actualisante et spiritualisante.
Dans De doctrina christiana,
Saint Augustin distingue deux types de passages qui nécessitent une
élucidation : les « obscurités » et les « mystères »[16].
Les obscurités sont des passages de texte dont le sens est caché par des
différences d’époque, de langage et de coutume. En revanche, les mystères sont
des passages qui recèlent une connaissance des questions théologiques à la fois
accessible aux exégètes autorisés et cachée aux profanes et aux ignorants. Dans
tous les cas, l’interprétation tient à ce qu’il n’y a pas de réception
immédiate du sens : le sens des choses ne va pas de soi. Par ailleurs le
langage permet de dire autre chose et même, parfois, le contraire de ce qu’il
dit en apparence : le langage communique aussi par antiphrase, ironie,
métaphore, allégorie, énigme. Repensons aux deux glaives. De là le risque
permanent de l’erreur d’interprétation, de la mauvaise interprétation ou de l’interprétation
abusive, comme celle de Boniface VIII.
Les questions demeurent : qui a
raison dans l’interprétation d’un texte ? Comment savoir qu’il a
raison ? Quels sont les critères de la bonne interprétation ?
Qu’est-ce qui justifie telle interprétation plutôt que telle autre ?
L’interprétation a-t-elle pour fin de fixer le sens, c’est-à-dire de l’arrêter,
ou au contraire de donner accès à un foisonnement de sens caractéristique de la
réalité humaine ? Peut-on supporter l’idée qu’il pourrait y avoir une
infinité d’interprétations possibles ? Et la multiplication à l’infini des
interprétations ne nous reconduirait-elle pas à une forme de relativisme ?
Conclusion
En face du fondamentalisme qui
gagne du terrain et qui constitue une ombrelle épistémologique pour certains,
confortés à l’idée d’une vérité accessible, purement divine et sûre, nous ne
pouvons qu’opposer un éclatement de sens, une voie tâtonnante, mais ô combien
exaltante, car elle respecte à la fois le chemin pris par Dieu pour se révéler
progressivement dans l’histoire humaine
(He 1, 1-4), le chemin du Christ, Verbe fait chair (Jn 1, 14), et aussi le
chemin quotidien de l’homme qui avance à tâtons. Ce chemin, il est vrai, est
déstabilisant, mais – c’et là notre conviction intime – les Ecritures ne
peuvent réellement nous mettre en mouvement, que si nous entrons en dialogue
critique avec elles : dialogue visant une appropriation du texte et une refiguration du lecteur. Démarche ardue et
toujours à reprendre. C’est que cette Parole infinie de Dieu, pour
s’être confinée dans un Canon fermé, n’en demeure pas moins inépuisable,
insaisissable.
La question posée à tous les
croyants lecteurs de la Bible est de savoir s’ils veulent voir dans les
Ecritures des symboles fossilisés du passé ou de vibrantes sources d’énergie,
s’ils veulent en faire des emblèmes identitaires ou des foyers de lumière au
service d’en engagement renouvelé pour bâtir un monde plus juste et plus
fraternel.
[1] E.
PATLAGEAN - A. LE BOULLUEC, Les retours aux Ecritures : fondamentalismes
présents et passés, Louvain, Peeters, 1993 ; P. LATHUILIERE, Le
fondamentalisme catholique : signification ecclésiologique (Cogitatio
fidei, 189), Paris, Cerf, 1995 ; A. TARIQ, Le choc des
intégrismes : croisades, djihads et modernité, Paris, Textuel,
2002 ; J.-C. ST-ONGE, Dieu est mon copilote : La Bible, le Coran
et le 11 septembre, Montréal, éd. Ecosociété, 2002 ; J.-L. SCHLEGEL, La
loi de Dieu contre la liberté des hommes. Intégrismes et fondamentalismes,
Paris, Seuil, 2003 ; J. STAVO-DEBAUGE, Le
loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace
public, Genève, Labor et Fides, 2012.
[2] S. P.
HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997
(L’original anglais, 1996).
[3] Voir KÄ
MANA, La nouvelle évangélisation en Afrique, Paris-Yaoundé,
Karthala-Clé, 2000, p. 45.
[4]M.
PRIOR, Bible et colonialisme. Critique d’une instrumentalisation du texte
sacré, Paris-Budapest-Torino, L’Harmattan, 2003.
[5] Oeuvres complètes du Cardinal Malula, vol. 3,
p. 166.
[6] Se référer
au document de la Commission biblique Pontificale : L’interprétation de la Bible dans l’Eglise, Paris, Cerf, 1994, p.
61-64.
[7] Cité
par T. RADCLIFFE, Que votre joie soit
parfaite, Paris, Cerf, 2002, p. 267.
[8] A.
MARCHADOUR, Les dangers du fondamentalisme dans la lecture biblique,
dans Spiritus 171 (2003), p. 218-233.
[9] M.
MARTY, Le fondamentalisme. Perspectives théologiques, dans Concilium 241
(1992), p. 11-24, spéc. p. 14-15.
[10] La
traduction grecque de la LXX rend : « je suis celui qui est ».
Voir la note de la Traduction Œcuménique
de la Bible. On pourrait lire avec fruit : A. LE BOULLUEC - P.
SANDEVOIR, La Bible d’Alexandrie. L’exode, Paris, Cerf, 1989, p. 92.
[11] Voir
F. J. LEENHARDT, L’épître de Saint Paul
aux Romains, Genève, Labor et Fides, 1995 (3e éd.), p. 181s.
[12] Sur
le sens de ce passage, lire parmi d’autres : P. BOSSUYT - J. RADERMAKERS, Jésus parole de la grâce selon Saint Luc.
Vol. 2 : Lecture continue,
Bruxelles, Institut d’Etudes théologiques, 1981, p. 479, n. 48.
[13] A.
MARCHADOUR, Statut de la Bible dans le
groupe croyant, dans Catéchèse 81
(1980), p. 85.
[14]
J.-L. SKA, Les énigmes du passé. Histoire
d’Israël et récit biblique, Bruxelles, Lessius, 2001, p. 12.
[15] P.
BEAUCHAMP, Parler d’Ecritures saintes, Paris, Seuil, 1987, p. 23-24.
[16] Œuvres
de Saint Augustin. La doctrine chrétienne, Paris, Institut d’Etudes
Augustiniennes, 1997
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