L'évolution des formes de vie commune au cours des siècles
L'évolution
des formes de vie commune au cours des siècles
1. La vie commune dans la vie monastique
Si l'adhésion
au Christ mort et ressuscité a toujours été une démarche personnelle -
souvenons-nous de la question de Jésus: "et vous qui dites-vous que je
suis?" - elle a dès le début entraîné une expérience de vie fraternelle,
de vie en Église comme en témoignent les Actes des Apôtres et d'autres écrits
du Nouveau Testament.
Toutefois, la
suite du Christ a aussi assez vite suscité le désir de se retirer dans la
solitude du désert. Cette vie loin de l'agitation des villes et des villages
devait favoriser l'ascèse, le détachement des réalités du monde pour permettre
à l'âme de s'élever vers Dieu. Dans un certain sens, on peut dire que le moine
reprend le flambeau des martyrs à un moment où les persécutions se raréfient et
finissent par cesser. Nous connaissons tous la figure de Saint Antoine, décrite
par saint Athanase à l'intention de lecteurs occidentaux, qui, après avoir
garanti l'éducation de sa sœur et partagé ses biens aux pauvres, s'est retiré
d'abord près de son village et puis s'est enfoncé dans le désert égyptien.
Beaucoup d'autres ont fait cette expérience après lui et nous avons conservé
des traces de leur expérience dans les aphorismes des Pères du désert. Ils
refont l'expérience des prophètes comme Elie, Elisée, Jérémie ou Jean Baptiste.
Ce sont les anachorètes, littéralement ceux qui se sont "retirés à
l'écart" du monde. Ceux-ci s'enfonçaient dans le désert égyptien. Certains
vivaient dans des cellules séparées, mais se retrouvaient aussi le samedi et le
dimanche pour écouter les enseignements d'un père spirituel et célébrer
l'eucharistie. Ce sont les monastères kelliotes. A côté de la pénitence et de
l'oraison, on devait aussi y pratiquer le travail nécessaire ce qui a sans
doute aussi expliqué le glissement vers la vie commune[1]. En
Palestine, on retrouve les laures où les solitaires avaient leur cellule le
long d'une même rue.
La vie
solitaire dans le désert n'était pas sans danger pour l'anachorète. Nous avons
tous entendu parler des fameuses tentations de saint Antoine. La vie solitaire
pouvait conduire à des comportements étranges comme celui des reclus murés dans
leur cellule ne laissant qu'une étroite ouverture pour l'aération et la
nourriture, comme les stylites qui passaient leur vie sur une colonne comme Siméon
ou Daniel ou encore les pénitents chargés d'énormes chaines en fer. On trouve
ces récits dans l'Histoire lausiaque de Pallade de Galatie (418-419) et les
Vies des Pères. Aussi a-t-on aussi vu se développer des formes de vie commune,
ce que l'on appelle le cénobitisme. Généralement on considère que le
cénobitisme proprement dit a pris naissance avec saint Pakhôme[2].
Ce dernier s'était converti au christianisme pendant son service militaire. Il
s'était fait initier à la vie monastique par un disciple d'Antoine, Palamon et
a commencé à regrouper autour de lui un grand nombre de moines. Pour éviter les
dangers auxquels sont soumis les débutants dans la vie solitaire, il va
renforcer le principe d'autorité. Il va doter ses monastères d'une règle
sévère. Ceux-ci réunissaient souvent plusieurs centaines de moines. Ceux-ci
étaient régis par une discipline stricte et s'adonnaient à un travail assidu
selon leur qualification qui fit bientôt de certains de ces monastères des
entreprises florissantes. On va reprocher au cénobitisme pakhômien de ne pas
promouvoir un "esprit de famille, un agencement des esprits et des cœurs centrés
sur un idéal spirituel élevé et cultivé en commun, la vraie fraternité
monastique"[3].
Le cénobitisme va se caractériser par un cadre matériel, le monastère, une
règle et un abbé. Certaines formes de vie commune ont existé chez les
Thérapeutes égyptiens décrits par Philon d'Alexandrie et chez les esséniens
connus par lui et par Flavus Josèphe, mais il ne semble pas que les moines
chrétiens s'en soient inspirés[4].
Avec Antoine et Pakhôme se sont dessinés les deux types de vie monastique qui
ne vont cesser de s'entrecroiser au cours de l'histoire de l'Église[5].
Il existera d'ailleurs des formules mixtes où un solitaire vit à proximité
d'une communauté dont il reçoit une aide matérielle et à laquelle il prodigue
des conseils spirituels. Cassiodore va instituer ce genre de vie à Vivarium en
Calabre et Saint Romuald à Calmadoli, en Toscane. Mais, surtout, pendant
longtemps une certaine conception prévaudra selon laquelle la vie cénobitique
doit préparer à la vie érémitique considérée comme le sommet de la vie
contemplative. En menant la vie commune, le moine doit lutter contre les vices
principaux en vue d'obtenir la pureté du coeur[6]. Alors
il pourra contempler Dieu dans la solitude[7]. Mais
une autre conception met en avant deux avantages de la vie cénobitique:
l'abandon de la volonté propre et l'absence de souci du lendemain. Dans les
deux formes, la prière jouera un rôle central dans la relation à Dieu ainsi que
le travail qui doit aider à subvenir à ses besoins et éviter l'oisiveté.
Une des grandes
figures de ce mouvement qui s'est soucié de lui donner une règle, c'est saint
Basile (329-379). Il avait lui-même parcouru l'Orient pour mieux connaître les
différentes formes de vie consacrée qui s'y était développées. Les grandes
colonies de moines qui habitaient dans le désert lui semblaient trop actives et
trop bruyantes et il était d'avis que la vie érémitique ne permettait pas de
vivre la charité et l'humilité évangélique. Il lui semblait aussi que les
relations entre l'abbé et ses moines étaient trop rares. Ainsi il écrit: Si
vous vivez à l'écart des hommes comment pourrez-vous vous réjouir avec les
heureux et pleurer avec ceux qui souffrent? Notre-Seigneur a lavé les pieds de
ses apôtres : vous qui êtes seul, à qui les laverez-vous? Et comment vous
exercerez-vous de l'humilité, vous qui n'avez personne devant qui vous
humilier? » (). "Les Grandes Règles" au chapitre 7 expliquent les
avantages du cénobitisme par rapport à l'érémitisme. D'un point de vue humain,
l'homme a une nature sociale. Ce fait avait déjà été souligné par Aristote. Du
point de vue surnaturel, Basile souligne la nature de l'Église, sa vocation à
l'unité, à l'harmonie, et la nécessité et le profit de l'échange des dons
spirituels. L'effort vers la sainteté est aussi un effort collectif. En vivant
ensemble on peut s'entraider à atteindre cet objectif[8]. Pour
Basile, les communautés devaient avoir une taille raisonnable de manière à
permettre au supérieur d'avoir une relation personnelle avec chacun de ses
frères. Le Père J. Olphe-Gaillard résume ainsi le monachisme basilien: "il
est une société d'amis vivant en commun et agissant les uns sur les autres pour
mener ensemble sous la direction du père spirituel une vie aussi parfaite que
possible[9]."
Basile n'est
pas le seul à affirmer la supériorité de la vie cénobitique. Deux témoignages
vont dans le même sens. Jean Cassien rapporte les propos de l'abbé Jean qui
avait suivi le chemin de la vie érémitique à la vie cénobitique: "A
supposer même (...) que la vie commune m'enlève quelque chose de la pureté du cœur
dont je jouissais autrefois, je trouve une compensation qui me satisfait dans
l'accomplissement du précepte évangélique. Car tous les avantages de la
solitude ne dépassent certainement pas celui de n'avoir aucun souci du
lendemain et de pouvoir, en me soumettant jusqu'à la fin à la conduite d'un
abbé, imiter en quelque manière Celui dont il est dit: 'Il s'est abaissé
lui-même en se faisant obéissant jusqu'à la mort[10]."
Dans sa 19ème catéchèse, Théodore le Stoudite, moine byzantin qui a vécu de 759
à 826, exprime les raisons de son intégration à la vie cénobitique après des
années passées comme anachorète: "Je sais ce qu'est le joug de
l'obéissance; je sais ce qu'il en coûte de briser sa volonté propre; mais je
connais aussi la douceur de la vie (commune). A qui a rompu sa volonté propre,
la route est facile, le salut aisé. Il faut donc s'y efforcer et la vie se
montrera accommodante et heureuse."
Le cénobitisme
aura tendance à prendre le pas sur l'érémitisme. Les réformes de Justinien vont
favoriser ouvertement cette forme de vie en ne reconnaissant officiellement que
les cénobites[11].
L'empereur va décider que l'évêque est le chef suprême des monastères de son
diocèse et qu'un higoumène élu par les moines devra détenir le pouvoir et
rendre compte devant les visiteurs épiscopaux. Les candidats devaient passer
par un noviciat de trois ans et il fallait se soumettre au règlement
particulier de chaque couvent. La vie du monastère se déroulait à travers les
jeûnes, les veilles, le chant des psaumes, l'oraison, le travail des mains et
de l'esprit, l'hospitalité et la bienfaisance.
La vie
monastique va s'installer en Occident vers le début du cinquième siècle, avec
Saint Martin à Tours et St Honorat à Lérins. Cassien fonde des monastères à
Marseille. Au sixième siècle les moines irlandais vont évangéliser l'Europe
emportant avec eux leur forme de vie. Mais c'est surtout saint Benoît qui par
sa règle va influencer durablement le monachisme occidental. Après s'être
retiré dans une grotte à Subiaco, en contact avec un cénobite appelé Romain, il
va créer des monastères pour ses disciples et s'établir finalement au mont
Cassin. Dans la rédaction de sa règle, il s'inspire de Basile et d'Augustin.
Saint Benoît va développer l'idée de famille religieuse réunie autour l'abbé
qui est le "père" du monastère. L'idée de famille implique aussi la
stabilité: le vœu lie le moine à son monastère et a comme conséquence
l'obéissance à l'abbé. Celui-ci tient la place du Christ et doit donc gouverner
comme Lui avec miséricorde, sagesse et discrétion. Aussi doit-il être choisi
parmi ceux qui sont doctes dans la science divine, expérimenté dans la conduite
des âmes, capable d'instruire par la parole et par l'exemple[12].
Cette obéissance à l'abbé cimente la charité fraternelle entre les moines. La
règle de Saint Benoît va se généraliser et être interprétée dans un sens plus
ascétique par les cisterciens. Toutefois des formes mitigées d'anachorétisme
continueront avec les Chartreux et les Calmaldules[13].
Selon A. de
Voguë, on observe dans les législations monastiques une évolution qui va d'une
affirmation première et fondamentale de la dimension verticale et hiérarchique
à une préoccupation pour la dimension horizontale entre les personnes. C'est le
cas, p. ex. chez Pakhôme ou dans les Règles de Lérins. En fait, cette évolution
remonte aux origines du christianisme où on observe que le disciple de Jésus
doit exercer le commandement de l'amour et où l'enseignement des apôtres
successeurs du Christ engendre la communion[14]. Ainsi
l'obéissance qui cimente la communauté est à la fois obéissance à Dieu
représenté par le supérieur et obéissance mutuelle inspirée par une humble
charité.
2. La vie commune dans la vie canoniale
St Augustin,
évêque d'Hippone au Nord de l'Afrique a aussi développé une forme de vie
commune qui sera appelée à jouer un rôle important dans les siècles suivants,
plus particulièrement chez les chanoines et les ordres mendiants. Certains
évêques avant lui avaient pris l'habitude de mener une vie commune avec leurs
prêtres près de l'église cathédrale. C'était le cas de Eusèbe de Vercelli ou de
saint Zénon de Vérone. Mais c'est saint Augustin qui va donner une forme à
cette vie commune des clercs en la dotant d'une règle. Il voulait que ceux-ci
renoncent à la propriété, vivent chastes et obéissent à leur évêque[15].
Les moines étaient pour la plupart des laïcs et vivaient loin des villes. Les
chanoines sont des prêtres au service du peuple de Dieu là où il vit. Plusieurs
des prêtres entourant Augustin étant devenus évêques à leur tour ont commencé à
introduire cette forme de vie là où ils étaient nommés. C'est ainsi qu'est née
la vie canoniale appelée à un certain succès au Moyen-Âge. Pour lui, la vie
commune devait être essentiellement l'expression de la vie fraternelle. L'unité
des coeurs et des esprits est la fin première que poursuit la communauté. C'est
elle qui commande tout dans l'organisation de la vie commune. C'est pour la
vivre qu'Augustin exigeait la mise en commun des biens, la sobriété, la prière
de l'office en commun... La charité doit conduire à faire passer le bien commun
avant le bien individuel. L'autorité est au service de la réalisation de cet
idéal de la charité[16].
Au quatrième concile de Tolède, en 633, est définie l'obligation de tous les
clercs, de l'évêque jusqu'aux adolescents, de vivre "in uno conclavi"[17].
Le concile d'Aix la Chapelle de 816 va rassembler et raffermir l'essentiel des
anciens règlements canoniaux sous le nom de Canons ou Institutions des Pères.
Il va toutefois introduire une législation plus relachée en autorisant à manger
de la viande et à posséder des biens patrimoniaux[18]. Après
un temps, on observa aussi un empiètement du pouvoir séculier. Hildebrand, qui
devint plus tard le pape Grégoire VII, entama une réforme pour revenir à
l'esprit des origines. Le synode de
Latran de 1059 exigea de manger et de dormir ensemble, de mettre en commun les
revenus de l'activité apostolique (prébendes) et de retourner à la vie
apostolique. On aura ainsi pendant un temps des chanoines réguliers et des
chanoines séculiers, mais ces derniers fusionneront avec le clergé séculier.
Progressivement les chapitres cathédraux de plusieurs pays passeront à la
réforme[19].
Le plus connu de ces ordres de chanoines est l'ordre de Prémontré fondé par
Norbert de Xanten au début du 12ème siècle. Son fondateur y avait aussi
joint une communauté de femmes, qui sera supprimé ensuite, et un tiers ordre.
Il sera un des plus ardents défenseurs de la réforme grégorienne. Après le
déclin de certaines branches, l'ordre va connaître une réforme au 16ème siècle.
1. La vie commune
dans les ordres mendiants
Avec les ordres
mendiants qui surgissent au Moyen-Âge, une autre forme de vie commune va naître
qui n'inclut plus la stabilité et le monastère comme cadre matériel[20].
C'est progressivement que saint Dominique va mettre en place une nouvelle forme
de vie commune qui sera consacrée par le chapitre de 1220. Dominique a prêché
seul pendant une dizaine d'années dans le pays des Albigeois. C'est quand les
évêques commencèrent à se rendre au concile de Latran que deux bourgeois de
Toulouse se donnèrent à lui. A partir de ce moment une première communauté se
forme autour de Dominique et va s'agrandir. Cette communauté naissante obtient
l'approbation de l'évêque de Toulouse Foulques et cherche l'approbation du pape
Innocent II en septembre 1215. Mais le pape recommande à Dominique de choisir
une Règle approuvée et à son évêque de lui assigner une église. Dominique et
ses compagnons choisissent celle de Saint Augustin. Ils se placent ainsi
d'abord dans l'ordre canonial ce que confirmera Honorius III n décembre 1216.
Jusque-là les prêcheurs ne formaient encore qu'un ordre limité au diocèse de
Toulouse. Dominique va alors comprendre que la mission de la prédication
commencée dans la défense de la vraie foi devait s'étendre au monde entier. Le
petit groupe essaime alors vers l'Espagne, Rome, Paris, Bologne. Ce groupe
recevra directement du pape, sans passer par les évêques, la mission de prêcher
l'Évangile dans le monde entier. Il reçoit alors diverses bulles d'Honorius qui
consacre solennellement le titre d'Ordo
Praedicatorum et la mission de la prédication universelle. Le même pape
intime l'ordre aux évêques du monde entier de ne pas interdire la prédication
des dominicains dans leur diocèse. Un nouvel ordre est né qui ne se définit pas
par l'église à laquelle il était attaché mais par la fonction qui était de
prêcher l'Évangile "in toto orbe catholico"[21]. Dans
un premier moment, Dominique veut qu'un Abbé unique veille sur les couvents de
son ordre ce qui reflète encore le lien féodal entre l'église mère et les
églises filiales. Dans la vie commune, la règle de Dominique prévoit l'étude de
la Vérité divine comme préparation à la prédication. L'étude prend la place du
travail manuel si présent dans la vie monastique et dans la vie canoniale[22].
Un changement important va se produire lors du chapitre de 1220. Dominique qui
voulait renoncer à la charge qui était la sienne va remettre ses pouvoirs
législatifs à des définiteurs. Il donne ainsi à l'ordre sa constitution
démocratique qui distingue le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. A côté
de la Règle ou législation fondamentale on trouve une législation qui peut
manifester un grand pouvoir d'adaptation. Elle est le fruit d'un consentement
commun. On reconnaît ici un mouvement qui caractérise le Moyen-Âge celui des
communes libres détachées du pouvoir des seigneurs féodaux. Le pouvoir exécutif
est assuré par le Maitre général de l'Ordre à qui chaque membre promet
obéissance dans sa profession, ce qui garantit l'unité. Avec les ordres
mendiants, la conception de la communauté s'élargit: de territoriale qu'elle
était jusque-là elle devient universelle unifiée par une fin et par un
gouvernement unique. La fin est en relation avec une mission reçue de l'Église
et le supérieur général et les supérieurs provinciaux et locaux ont pour
fonction de veiller à sa réalisation. A l'idée du bien commun requis par la
charité s'ajoute celle du bien commun transcendant chacun des membres et lié à
l'accomplissement d'une mission. La constitution démocratique de l'ordre permet
à chacun de ses membres ayant acquis sa maturité religieuse d'exercer ses
droits notamment d'élire directement son supérieur local et indirectement son
Maître Général. La communauté partage les responsabilités du pouvoir exécutif
par les chapitres et les conseils provinciaux et conventuels. La valeur des
observances se juge non pas d'abord par leur rigueur, mais par leur adaptation
à la fin. Elles ont une valeur de signes. Comme l'écrit le Père L. Charlier à
propos des constitutions dominicaines: "la vie communautaire, avec sa
discipline extérieure, le ritualisme de ses gestes, la répartition de ses
fonctions, l'harmonieuse conspiration de toutes ses activités, en bref, son
style de vie, est la réalité visible symbolisante et efficace de l'Agapè
fraternelle.[23]"
Une dernière caractéristique importante pour la vie commune dans les ordres
mendiants est la conception de la pauvreté. Dans les monastères, le moine ne
possède rien en propre, mais le monastère lui-même dispose de grands biens,
souvent des grands bâtiments, des terres. Au XIIIème siècle, le contraste entre
une bourgeoisie des villes riches et la pauvreté de certaines catégories
d'artisan ainsi que la lutte contre l'hérésie albigeoise vont pousser à une
pauvreté aussi collective. Dominique va refuser l'acquisition de grandes
propriétés et de grandes maisons qui demandent beaucoup de travail au détriment
de la vie de prière, d'étude et de prédication.
2. La vie commune
dans les congrégations de vie apostolique et les sociétés de vie apostolique
La Compagnie de
Jésus a exercé à travers St Ignace et ses compagnons et successeurs une grande
influence sur nombre de congrégations masculines et féminines. Ses
constitutions ont servi de source d'inspiration à de nombreuses congrégations
des temps modernes jusqu'aujourd'hui. Le Père M. Olphe-Galliard commence sa
contribution à un ouvrage sur la vie commune par cette phrase: "Dans la
compagnie de Jésus la vie en commun est née de l'apostolat et en vue de
l'apostolat[24]"
La vie commune n'est pas d'abord recherchée comme un bien en soi, mais comme un
instrument au service de la mission, ce qui explique que la compagnie se
démarque des conceptions précédentes concernant la stabilité et l'uniformité
dans le règlement de vie comme dans les manières de s'habiller. Quand il quitte
Manrèse, Ignace est tout entier conquis à l'idée de sauver les âmes, mais il
est loin de penser à fonder un ordre. Il veut se rendre à Jérusalem pour
retrouver les traces du Sauveur, mais il est épris de solitude et refuse les
compagnons qu'on lui offre. Ce refus était motivé par des raisons spirituelles.
Ignace voulait s'exercer dans les vertus théologales et apprendre à tout
attendre de Dieu lui-même. Par un pèlerinage aux lieux saints, Ignace voulait
satisfaire un amour passionné pour le Christ et partager sa mission de
rédemption. Cette volonté va conduire Ignace à comprendre le parti qu'il
pouvait retirer d'un apostolat collectif organisé. Il saisit que pour enseigner
aux autres il lui fallait acquérir une solide formation théologique. Il se mit
aussi à la recherche de compagnons qui partageraient avec lui cette même
passion pour le salut des âmes. Il commença à Barcelone, poursuivit à Alcala et
Salamanque et enfin à Paris. Dans cette dernière ville, il ne réussit toutefois
pas à les emmener avec lui et malgré une correspondance suivie avec eux, ils
finirent par se disperser. Ignace fit une nouvelle tentative à Paris qui échoua
elle aussi. Ce fut quand il rencontra Pierre Favre et François Xavier qu'il put
enfin réaliser son projet. Tous les trois se consacrèrent pour la première fois
en 1534 dans la chapelle de Montmartre et élaborèrent le projet d'un pèlerinage
à Jérusalem. Ce projet, écrit le Père Olphe-Gaillard, "apparaît comme le
symbole d'une rupture caractéristique avec la conception monastique de la 'vie
commune' et surtout de la 'vie apostolique'"[25].
L'attente du voyage retient les compagnons jusqu'en 1538. A cette époque il n'y
a pas encore de communauté proprement dite, de structure hiérarchisée. Les
décisions se prennent ensemble. Lors de l'ordination de sept d'entre eux à
Venise, ils affirment leur volonté commune de demeurer pauvres. En octobre
Ignace, Pierre Favre et de Laynez se rendent à Rome. A qui leur demande qui ils
sont, ils répondent: nous sommes les compagnons de Jésus. Une vision de sainte
Ignace dans la chapelle de la Storta à l'entrée de Rome va confirmer cette
appellation. Dans la ville éternelle, les dix compagnons vont recevoir du
souverain pontife Paul III leur mission les associant ainsi à la mission des
apôtres. C'est de lui qu'ils recevraient leur mission de "prédicateurs
apostoliques", "prédicateurs pontificaux". C'est ici que se
situe l'origine du vœu d'obéissance au pape des Jésuites. Bien que liés au pape
par ce vœu, les compagnons ne connaissent encore entre eux aucun lien
institutionnel. Ce besoin se fera bientôt sentir. Après délibération, ils
retiennent qu'un vœu d'obéissance à un supérieur serait une meilleure garantie
d'obéissance à la volonté de Dieu et à son Vicaire sur la terre. En 1540, Paul
III approuve la formule de l'Institut où il apparaît clairement que la
congrégation générale et le préposé général gouvernent la société au nom du
pape. Il faudra encore dix ans à Ignace aidé par le P. Polanco, pour rédiger
les Constitutions qui se préoccuperont d'organiser un apostolat inspiré de
l'Évangile, mais qui répondrait aux exigences des lieux et des temps. La
première grande partie vise le choix et la formation des évangélisateurs afin
de garantir à l'entreprise des ressources spirituelles et intellectuelles de
qualité. La deuxième partie traite des conditions de travail des missionnaires.
On le voit, la vie commune dans la Compagnie de Jésus est tout entière
finalisée au salut des âmes. Elle se caractérise moins par l'uniformité et la
stabilité propre à la vie monastique que par le partage d'une passion commune
pour le salut des âmes. Les caractéristiques de la vie commune des Jésuites
sont imposées par la mission qui exige une grande capacité d'adaptation à des
contextes très divers. Est-ce pour autant qu'Ignace négligeait les exigences
d'une vie en communauté. Non, mais au lieu d'attendre l'unité d'observances, il
l'attendait d'une conviction intérieure nourrie par le même idéal apostolique.
Cela ne l'empêche pas de réglementer la discipline des maisons. Mais il veut que
cette discipline ne soit pas une conformité à un ordre extérieur, mais un élan
intérieur au service d'une mission commune. En outre la vie commune constitue
le lieu d'une ascèse qui doit permettre au jésuite d'obtenir dans son apostolat
la fécondité surnaturelle qui dérive du sacrifice du Christ. En définitive ce
qui doit animer chacun des membres de la compagnie "c'est l'amour de Dieu et de notre
Seigneur Jésus-Christ avec la divine et souveraine Bonté duquel ils seront très
facilement unis entre eux, si Supérieurs et inférieurs sont eux-mêmes bien
unis. Et cela se fera par cet amour-même qui, descendant de Dieu, atteint tout
le prochain quel qu'il soit et particulièrement le corps de la Compagnie."
(Constitutions Partie VIII c. 1 n° 8).
Comme nous l'avons
dit au début de cette partie, beaucoup de congrégations religieuses masculines
et féminines se sont inspirées des constitutions ignatiennes. Il est impossible
ici de faire état de tous les éléments spécifiques que des fondateurs ou
fondatrices ont pu apporter. Je me permets de renvoyer uniquement à
l'expérience de Saint Jean Bosco. Prêtre diocésain, il fut mis au contact,
notamment par ses études pastorales au Convitto de Turin, avec les misères des
jeunes arrivés des campagnes et laissés à eux-mêmes. Très vite il a pris
conscience que l'immensité de la tâche lui imposait de chercher des
collaborateurs. Il commença par réunir des prêtres et des laïcs, mais il finit
par songer à un institut religieux qui pourrait se donner à cette mission
auprès des jeunes pauvres et abandonnés. Là sa propre expérience pastorale et
pédagogique l'a conduit à insister beaucoup sur le climat de famille nécessaire
à remplir la mission, à former, comme il l'écrivait, l'honnête citoyen et le
bon chrétien. Cet esprit de famille, il l'a aussi voulu pour ses confrères dans
leurs relations mutuelles. Ce qui se reflète dans les Constitutions au numéro
16[26].
Avant de passer
aux instituts séculiers et aux communautés nouvelles, je voudrais dire un mot
des sociétés apostoliques. Celles-ci se définissent premièrement par leur
finalité apostolique indépendamment des catégories canoniques de la vie
religieuse et consacrée. Sans professer les vœux de religion, leurs membres
mènent la vie commune et cherchent à atteindre la perfection de la charité par
l'observance des constitutions. Les sociétés apostoliques peuvent être laïcales
comme les Filles de la Charité fondées par Vincent de Paul et Louise de
Marillac, ou presbytérales comme l'Oratoire, les Lazaristes, les Sulpiciens,
les Eudistes issus de l'école française de spiritualité ou les sociétés
missionnaires comme les Missionnaires d'Afrique, la Société des Missions
étrangères de Paris ou encore les Pallotins et le Cottolengo[27].
3. La vie commune
dans les instituts séculiers et les communautés nouvelles
L'Esprit Saint
ne cesse de susciter dans l'Église de nouvelles formes de suite du Christ.
C'est ainsi qu'aux ordres, congrégations, instituts religieux, sociétés de vie
apostolique se sont ajoutés aujourd'hui des instituts séculiers et des communautés
nouvelles. Les premiers regroupent des consacrés vivant dans le monde, souvent
seuls, parfois en communautés[28].
Ils veulent être le levain caché dans la pâte pour évangéliser des milieux où
les religieux ne peuvent pas toujours entrer aisément[29]. Une
des caractéristiques de ces instituts est que les membres doivent se prendre en
charge par leur travail. S'ils ne vivent pas ensemble, ils ont toutefois des
moments de convivence: récollections, retraite annuelle, moments de partages
fraternels, mais surtout s'engagent à vivre en communion leur engagement
apostolique en se soutenant mutuellement. Nous connaissons les Volontaires de
Don Bosco, les Croisades eucharistiques... Les communautés nouvelles ont ceci
de particulier qu'elles regroupent des consacrés, des prêtres et des laïcs dans
un même esprit. Nous connaissons la communauté des Focolari, l'Emmanuel, des
Béatitudes, d'Ekumene. Foi et Lumière. Ces communautés sont nées dans un
contexte de sécularisation croissante de la société occidentale avec un fort souci
d'évangéliser à nouveau avec des méthodes sortant des sentiers battus les
personnes et les structures. Plusieurs sont dans la mouvance du renouveau
charismatique. Elles se caractérisent par un fort idéal de vie communautaire,
mais des formes souples pour y parvenir. Dans la communauté de l'Emmanuel il
existe une forte insistance sur la présence eucharistique comme fondement de la
communauté[30].
Les communautés nouvelles ont pour caractéristique de ne pas être cléricales.
Le responsable ultime n'est pas nécessairement le prêtre ou le consacré. Les
laïcs y jouent un rôle très important. Toutefois le Vatican a tenu à rappeler
qu'ils ne peuvent avoir de pouvoir de juridiction sur un prêtre ou un
religieux. Aussi les prêtres ont-ils leur propre responsable dans la communauté
de l'Emmanuel[31].
Dans ces nouvelles formes de vie, les membres n'habitent généralement pas tous
ensemble, mais se retrouvent périodiquement. Dans certaines, toutefois, les
consacrés mènent la vie commune.
Conclusion
Notre parcours,
nécessairement schématique, sur les formes de vie commune dans l'histoire nous
a permis de prendre conscience tout d'abord d'un fort idéal de vie commune
inspiré de l'Evangile et d'une assez grande variété d'expressions de cet idéal
en fonction des temps et des lieux. Ces formes ont pu coexister et continuent
aujourd'hui à coexister dans l'Église. La vie canoniale ou les ordres mendiants
n'ont pas rendu caduque la vie monastique, pas plus que les formes de vie
apostolique ont relégué dans les oubliettes les ordres mendiants. Il est sans
doute trop tôt pour affirmer que les instituts séculiers et les communautés
nouvelles se substitueront à la vie religieuse. De toutes les façons, il existe
aussi, comme nous l'avons vu, de nombreuses interactions entre toutes ces formes,
les unes empruntant aux autres nombre d'éléments. Les communautés nouvelles
comportent une branche de consacrés, comme, par exemple, la Fraternité de Jésus
dans la communauté de l'Emmanuel[32].
Elles leur reconnaissent un rôle particulier dans la communauté[33].
Plusieurs instituts séculiers se rattachent à une famille spirituelle avec
laquelle ils entretiennent des rapports de communion.
Toutes les formes de vie commune supposent une forme d'autorité même si l'exercice de celle-ci peut différer considérablement comme on l'a vu à propos des monastères pakhomiens et des ordres mendiants, par exemple. En toutes, le partage des biens dans un esprit de pauvreté est considéré comme un élément essentiel pour souder la communauté. Mais là encore il existe des différences notables entre ordres, congrégations, sociétés de vie apostolique et instituts séculiers L'élément essentiel reste néanmoins un charisme, un esprit commun don de l'Esprit comme ciment de la vie commune au service de la mission dans l'Église.
[1] Cf. J. Pegon Introduction à MAXIME LE
CONFESSEUR, Centuries sur la charité (Paris, Cerf - Lyon, Ed. de
l'Abeille 1943) 12.
[2] Cf. J. Olphe-Gaillard,
"Cénobitisme", in DSp II 405.
[3] O. Rousseau, "La vie commune dans l'état
religieux des origines au XIIe siècle", in AA.VV., La vie commune
(Paris, Cerf 1961) 27-42 ; 30.
[4] Cf. A. de Voguë, "Monachisme", in DCT
750.
[5] Ibidem 751.
[6] Cf. J. Cassien, Institutions et Conférences.
[7]
Cf. J. Gribomont,
"Cenobitismo", in D.I.P. II 763.
[8] j. Olphe-Gaillard,
"Cénobitisme" 411.
[9] Ibidem 406.
[10] Cité par J. Olphe-Gaillard,
"Cénobitisme" 410.
[11]
Cf. J. Pegon, op.
cit. 12.
[12] Cf. J. Olphe-Gaillard,
"Cénobitisme" 407.
[13]Ibidem 409.
[14] Cf. A. de Voguë, "Monachisme" 752.
[15]
Cf. C. Egger,
"Canonici regolari", in D.I.P. II 48. Sermo 353.
[16] Cf. L. Charlier, "La vie commune au
XIIIe siècle avec l'évènement de l'ordre des prêcheurs", in AA.VV., La
vie commune (1961) 43-60 ; 44-45.
[17]
Cf. Ch. Dereine,
"Chanoine", in D.H.G.E. 12 359-360.
[18] Cf. J. Becquet, "Chanoines
réguliers" in D.E.M.A. I 295.
[19]
Cf. C. Egger,
"Canonici regolari", in D.I.P. II 49-52.
[20] cf. J. Olphe-Gaillard,
"Cénobitisme" 409-410.
[21] Cf. L. Charlier, "La vie commune au
XIIIe siècle avec l'évènement de l'ordre des prêcheurs", in AA.VV., La
vie commune (1961) 49-50.
[22]Ibidem 52.
[23] Ibidem 58.
[24]
M. Olphe-Galliard, "La vie
commune et l'apostolat dans la compagnie de Jésus", in "La vie
commune au XIIIe siècle avec l'évènement de l'ordre des prêcheurs", in
AA.VV., La vie commune 61 (1961) 61-74.
[25] Ibidem 65.
[26] Constitutions SDB: "Don Bosco
voulait que, dans ses maisons, chacun se sente chez soi. La maison salésienne
devient une famille quand l'affection est réciproque entre les membres et que
tous, confrères et jeunes, s'y sentent accueillis et responsables du bien
commun."
[27] Cf. P. Valdrini e.a., Droit canonique (Paris, Dalloz
1999²) 101ss.
[28] Les constitutions des
VDB affirment à l'article 2: "Elles réalisent leur mission dans l'Église
et dans le monde et, profondément unies par les liens de la communion
fraternelle et de l'appartenance à l'institut, elles deviennent un signe
vivant de l'amour du Christ dans l'esprit des béatitudes. Elles ne vivent
pas en communauté...".
[29] Constitutions
VDB n°4 : "Les Volontaires sont des
laïques qui, dans un choix conscient et libre, vivent leur vocation dans le
monde pour contribuer de l'intérieur 'comme un ferment' à sa sanctification. La
sécularité est la marque spécifique de leur vocation..."
[30] Statuts Préambule "La
grâce profonde de la Communauté vient de l’Adoration Eucharistique du Dieu
réellement présent au milieu de nous : “EMMANUEL”. De cette Adoration naît la
compassion pour tous les hommes qui meurent de faim, matériellement et
spirituellement. De cette compassion naît la soif d’évangéliser dans le monde
entier et particulièrement les plus pauvres."
[31] Statuts 41 -"Avec l’accord du
Conseil International, le Modérateur désigne un Prêtre responsable dans la
Communauté des questions spécifiques au ministère ordonné. La durée ordinaire
des fonctions est de trois ans, renouvelable. Il peut cependant y être mis fin
à tout moment selon la même procédure. Il est membre de droit du Conseil. S’il
n’est pas membre élu, il siège comme surnuméraire avec voix délibérative mais,
en ce cas, seulement pour la durée de ses fonctions."
[32]Statuts II :
Fraternité de Jésus b
"Parmi les membres catholiques de la Communauté de l’Emmanuel. Certains
peuvent recevoir un appel plus radical. Au cœur même de la Communauté, la
Fraternité de Jésus propose un don de soi par une consécration3, un
engagement plus déterminé de fidélité à l’Église et de disponibilité en vue de
la mission dans le cadre communautaire. Cette consécration, de type baptismal,
se fait selon l’esprit et les modalités décrits ci-dessous (paragraphes d, e,
f, g)."
[33] Statuts II f)
La consécration s’accompagne d’un engagement de disponibilité. Cette
disponibilité est d’abord une décision de s’offrir soi-même radicalement à la
volonté de Dieu à travers charges, services ou missions demandés par- le
Modérateur de la Communauté de l’Emmanuel pour le service des frères et de
l’Eglise, spécialement en vue de la mission. g) Ainsi les consacrés se donnent
pour fin d’accueillir le feu de la charité du Christ et de le faire rayonner
d’abord dans la Communauté de l’Emmanuel, et avec elle, partout où ils seront
envoyés.
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